Avec Moulins à paroles, Mahlia Theismann, 26 ans, réalise sa première mise en scène. Elle raconte cette entrée en matière peu commune, bouleversée par la pandémie.
De ses aveux, elle «traîne» dans les théâtres luxembourgeois depuis l’âge de 15 ans. Si, à travers quelques projets participatifs, elle s’est initiée à l’art du jeu, Mahlia Theismann préfère surtout la direction, passion qu’elle a développée en Angleterre, en France et en Allemagne, ainsi que sur ses terres, entre le théâtre d’Esch-sur-Alzette et le TOL. Si jusqu’alors, elle tenait le rôle d’assistante, à l’ombre du metteur en scène – comme ce fut le cas l’année dernière avec Die Verwandlung, proposé par Frank Hoffmann au TNL –, aujourd’hui, elle se jette dans le grand bain.
En effet, depuis quelques semaines, en compagnie de trois comédiens (Jean-Marc Barthélemy, Céline Camara et Monique Reuter) et de toute une équipe en soutien, elle s’attaque à Moulins à paroles, un classique écrit par Alan Bennett pour la BBC, diffusé dans les années 90 avant de faire l’objet de nombreuses adaptations théâtrales. Un saut dans le vide qu’elle raconte sans retenue : de l’art du monologue en passant par le stress, des répétitions dans le brouillard à la réouverture des théâtres, des mesures sanitaires au déménagement au Grand Théâtre, tout y passe! Entretien.
Dans quel état d’esprit est-on deux jours avant sa première mise en scène (NDLR : l’interview a été réalisée lundi)?
Mahlia Theismann : (Elle souffle) Ça fait une semaine que je ne dors plus trop. Je suis un peu dans un état second… D’habitude, je suis quelqu’un d’assez calme, mais ces derniers jours, il y a beaucoup de choses qui se bousculent dans ma tête. C’est vrai, on est prêts, ce n’est pas le gros stress, on a un peu de temps devant nous pour peaufiner la pièce, mais quand une première approche, on se fixe sur les détails. On a toujours peur d’oublier quelque chose. Du coup, je fais attention à tout, et comme je n’ai pas d’assistante sur laquelle m’appuyer, je déborde!
Diriger des comédiens, était-ce un objectif?
Enfant, je rêvais de devenir actrice, mais j’ai vite remarqué que la scène, ce n’était pas pour moi… Il faut en effet un réel talent, quasi naturel, pour monter sur les planches. Malgré tout, faire de la mise en scène, ça n’avait rien d’une évidence non plus : c’est une énorme responsabilité, et la direction de comédiens demande une force, comme de la sensibilité. Mais mon expérience dans l’assistanat m’a confirmé cette chose, cruciale : j’aime être au service des gens, travailler avec eux. Car oui, on n’est jamais véritablement seul au théâtre. Pour cette pièce, j’ai une équipe incroyable autour de moi. C’est vrai, le choix final repose sur nos épaules, mais en restant isolé dans son coin, on ne fait rien!
Parallèlement, pensez-vous que c’est plus compliqué d’être à la mise en scène sans jamais avoir eu une vraie expérience de jeu?
Je me suis souvent posé la question… Disons que j’ai plus de mal à me mettre à la place des comédiens, et c’est pour ça que je n’hésite jamais à leur dire : « Parlez-moi, donnez-moi des retours, soyez honnêtes… ». Et, encore une fois, il n’y a pas les gens sur scène d’un côté et le metteur en scène de l’autre. Pour Moulins à paroles, par exemple, ils ont fait un tel travail avec le texte qu’il est impossible de ne pas prendre leurs remarques en considération. C’est aussi pour cela que j’ai une admiration et un profond respect pour eux. Faire ce qu’ils font, j’en serais incapable!
Comment vit-on les répétitions dans le contexte actuel? Vous avez commencé le travail le 7 décembre sans avoir la certitude de pouvoir jouer la pièce un jour…
C’était à la fois dur et relax. Ne pas avoir de la pression, c’est un piège, car d’un côté, on avance tranquille et de l’autre, on peut facilement se laisser aller. Pouvoir se projeter, c’est très important quand on travaille. Au bout de deux-trois semaines, quand on reste dans le même climat d’incertitude que l’on a connu, ça devient difficile de se lever le matin… On se demande si tout cela a un sens.
Et le 5 janvier, Véronique Fauconnet, directrice du TOL, vous appelle pour vous dire que finalement, les théâtres vont rouvrir… Comment avez-vous réagi?
J’étais avec les trois comédiens, j’avais mis le téléphone sur haut-parleur et on a tous explosé de joie! C’était un réel soulagement car on était arrivés à un point de la mise en scène où, sans réel aboutissement, on n’aurait pas été plus loin. Il n’y avait plus d’enjeu. C’était le coup de pouce tant attendu. À partir de là, on se dit « c’est bon, on y va! ». Et plus rien ne vous retient, même la peur au ventre!
Vu les mesures sanitaires en place, il est impossible de jouer Moulins à paroles au TOL. C’est alors du côté du Studio du Grand Théâtre que vous vous êtes posés la semaine dernière. Cette rapide transition a-t-elle été compliquée à gérer?
Depuis le début, j’avais en tête que l’on jouerait dans une autre salle, plus grande. Mais en arrivant ici, c’est, disons, encore plus grand que je ne l’avais imaginé (elle rigole). Ça prend une autre dimension : tout a l’air minuscule sur cet énorme plateau, les comédiens doivent jouer de manière plus expressive… De la lumière au maquillage, tout a dû être revu! Ce qui était trop pour le TOL ne l’est pas assez ici… Et puis, n’oublions pas que l’on est des invités au Grand Théâtre : il faut alors marcher sur des œufs, faire attention à comment on communique avec les techniciens, comprendre comment ils travaillent…
Qu’est-ce qui se raconte en coulisses autour de cette pandémie? Comment se comportent les comédiens?
Il y a de tout : de la peur, du ras-le-bol, de la sérénité… Ça dépend de la personnalité des gens. Mais en général, je dirais que l’on est tous contents de travailler! On ne parle pas finalement de virus, on est concentrés sur nos projets que l’on veut amener devant un public. On est dans notre petite bulle, ici au Luxembourg, qui se bat pour maintenir sa culture ouverte. Bien sûr, on n’est pas naïfs et on se dit qu’un jour, ça pourrait s’arrêter une nouvelle fois. Alors autant se donner à fond et vivre le moment présent tant que c’est possible, non?
La pièce Moulins à paroles est constituée de trois monologues, ce qui reste un exercice particulier au théâtre. Est-ce un choix personnel de débuter avec cela?
Oui, tout à fait! Je me suis toujours dit que ma première mise en scène serait un monologue. Ce genre de « performance » m’a toujours touchée et plu. Je me rappelle de ceux que j’ai vus dans le OFF d’Avignon notamment. Le comédien est seul dans le noir face au public, il raconte une histoire, fait voyager avec ses mots… C’est un geste tellement fort! Pour moi, c’est la base du théâtre.
Êtes-vous coutumière de l’écriture d’Alan Bennett?
Sincèrement, non. J’ai vu un extrait vidéo de ce qui a été fait il y a trois ans au TOL. Mais j’ai fait mes études en Angleterre et j’ai un lien avec sa culture théâtrale, cette façon d’imaginer des récits percutants, intimes et profondément humains. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai si vite accroché avec ces textes. Et plus on les lit, plus on y découvre des subtilités jusqu’alors cachées. C’est d’une richesse folle!
Le directeur du Grand Théâtre, Tom Leick–Burns, est lui-même fan de ces Talking Heads, série écrite à l’origine pour la télévision et la BBC. Cela vous met-il une pression supplémentaire?
(Elle rigole) Peut-être qu’il aura des attentes bien spécifiques par rapport à cette mise en scène, mais je le vis bien! Disons que je trouve ça chouette que le texte l’interpelle encore plus. Moi aussi, j’aime aller voir des pièces avec lesquelles j’ai un lien spécial, histoire de voir comment quelqu’un se les approprie.
Quel argument pourriez-vous donner au public, frileux en raison du Covid-19, de venir voir votre pièce?
D’abord, je dirais que l’on a tous besoin de sortir de chez nous de temps en temps. Cette galère, ça va faire un an que ça dure… Ensuite, que l’on a pris toutes les mesures de sécurité dans ce sens pour que ça se passe bien : il y a de l’espace… et d’excellents comédiens sur scène! C’est important d’oublier, durant une heure et demie, le monde extérieur. Respirer, l’espace d’un instant, mettre tous les problèmes de côté, et repartir avec plus de sérénité.
Entretien avec Grégory Cimatti
Quand on est en permanence dans l’incertitude, ça devient difficile de se lever le matin… On se demande si tout cela a un sens
La pièce
Trois monologues : Leslie, actrice qui se donne; Doris, retraitée adepte de la propreté; Graham, fils dévoué envers sa mère. Ils livrent, chacun à leur tour, leur histoire. Ils pensent tout haut, ils confessent avec une naïveté désarmante leur vie rétrécie, vécue dans l’ombre. Alan Bennett offre ici un concentré d’émotions contraires, une expérience surprenante et profondément humaine, qui fait suite à une première mouture proposée, toujours par le TOL, en 2017.
Grand Théâtre (Studio) – Luxembourg.
Première : ce mercredi soir à 20 h.
Jusqu’au 31 janvier.