Le metteur en scène et réalisateur russe Kirill Serebrennikov a été autorisé à quitter le pays pour la première fois depuis août 2017. Une permission inattendue qui a surpris l’artiste devenu un symbole de la liberté d’expression.
Vendredi, Kirill Serebrennikov a déclaré lors d’une conférence de presse au théâtre Thalia de Hambourg, n’avoir «aucune idée» des raisons qui ont motivé Moscou à suspendre son interdiction de quitter la Russie. «Je me suis probablement bien comporté», a-t-il ironisé. Son déplacement en Allemagne doit durer douze jours en tout : Serebrennikov monte à Hambourg la pièce de théâtre Le Moine noir, d’Anton Tchekhov, et a précisé qu’il retournerait en Russie samedi, le soir de la première de la pièce. «Je dois rentrer parce que je l’ai promis.»
À la suite de son arrestation en 2017, le cinéaste a mis en scène plusieurs pièces de théâtre et opéras à l’étranger depuis son domicile, soit à travers des échanges de vidéos de répétitions filmées sur place et transmises sur clé USB par son avocat, à partir desquelles Serebrennikov donnait ses indications, soit en ayant obtenu la possibilité d’envoyer une équipe à travers laquelle il supervisait ses mises en scène, voire par visioconférence. Parmi ses nombreux projets sur scène, on compte des mises en scène du Décaméron au Deutsches Theater de Berlin, en mars 2020 (l’une des dernières pièces montrées en Allemagne avant le premier confinement dû à la pandémie de coronavirus), Outside, une biographie de l’artiste provocateur chinois Ren Hang, au festival d’Avignon en 2019, ou encore l’opéra de Richard Wagner Parsifal, joué à l’Opéra d’État de Vienne en avril 2021, sans public, selon les règles sanitaires.
Au cinéma ou sur les planches, les projets de cet enfant terrible répondent systématiquement à un désir de liberté, derrière lequel il est impossible de ne pas voir un écho à sa propre situation. «Être libre fait partie de mon travail. Il est impossible de travailler dans l’art ou le théâtre sans liberté. Sinon c’est de la propagande ou autre chose», juge-t-il. «Nous portons notre liberté en nous. On ne la reçoit pas de l’extérieur (…) Cela a à voir avec la façon dont nous construisons nos vies et dont nous nous construisons nous-mêmes.»
Assigné à résidence pendant deux ans
L’arrestation de Kirill Serebrennikov est peut-être à mettre en relation avec la renommée internationale qu’il acquiert en 2016, après la présentation du film choc The Student dans la section Un certain regard du festival de Cannes. Une célébrité que les autorités russes ont vue d’un mauvais œil pour l’artiste qui, jusqu’alors, était surtout connu hors de Russie pour ses mises en scène théâtrales. Ses créations osées, son soutien à la communauté LGBTQI+ et sa critique de l’autoritarisme du régime de Vladimir Poutine ne l’ont cependant pas empêché d’avoir, un temps, les faveurs du pouvoir. Malgré la suspension temporaire de son interdiction de quitter le territoire, Kirill Serebrennikov continue aujourd’hui d’en payer le prix.
Ses déboires avec la justice ont commencé en août 2017, alors que le cinéaste russe était en plein tournage de Leto (2018), plongée bouleversante dans la vie du musicien Viktor Tsoï, figure majeure de la scène rock underground de Leningrad au début des années 1980. Quelques mois plus tôt, le 23 mai, le comité d’enquête de la Fédération de Russie a fait fouiller le domicile de Serebrennikov ainsi que le Centre Gogol, théâtre moscovite qu’il dirigeait depuis 2012, et le centre d’art contemporain Winzavod. La raison : Serebrennikov est suspecté d’avoir détourné «au moins 68 millions de roubles» (environ un million d’euros), selon un rapport du comité d’enquête, alloués entre 2011 et 2014 par l’État à sa troupe de théâtre pour le projet Plateforme, organisé par le centre Winzavod et qui présente des spectacles d’artistes russes et étrangers, organise des résidences artistiques et des ateliers.
Dans un édito publié le 23 août 2017, au lendemain de l’arrestation de Serebrennikov sur le tournage de son film, la journaliste du quotidien russe Novaïa Gazeta Yuliya Latynina explique que selon les informations officielles, le montant supposé volé par le cinéaste s’élevait, dans un premier temps, à 35 millions de dollars (environ 31 millions d’euros, plus de 2,6 milliards de roubles), avant de les rectifier à 200 millions de roubles (2,3 millions d’euros), puis à 68 millions de roubles. «En d’autres termes, écrit Latynina, il semble que les enquêteurs eux-mêmes ne savaient pas exactement ce qui a été volé.» Qu’importe : dans une décision express, Serebrennikov est assigné à résidence jusqu’à la mi-octobre, décision prolongée à plusieurs reprises. Il restera assigné à domicile et portera un bracelet électronique à la cheville pendant près de deux ans, sans accès internet ni téléphone portable.
Mensonges et manipulations
Si l’on suit les accusations du comité d’enquête, les fameux 68 millions de roubles représentent ni plus ni moins que la totalité de l’argent alloué par l’État et destiné à la troupe de théâtre Septième studio, dirigée par Kirill Serebrennikov. Si les accusations sont vraies, on se demande alors comment, durant cette période, la troupe a pu monter ses nombreuses pièces (entre une et deux par an), qui ont toutes eu plusieurs représentations et beaucoup de succès, et financer ses projets parallèles. Les enquêteurs ont appuyé leurs attaques en pointant du doigt le fait qu’une création de Serebrennikov datant de 2012, Le Songe d’une nuit d’été, n’a jamais existé; non seulement celle-ci a bien eu lieu à l’époque – les affiches et critiques, toutes excellentes, ont d’ailleurs servi de preuves devant le tribunal –, mais la pièce continuait à être jouée au moment de l’arrestation de Serebrennikov et des deux autres cofondateurs du Septième studio, Alexeï Malobrodski et Youri Itine, ainsi que de la cheffe comptable de la troupe, Nina Masliaeva.
Cette dernière est la seule, parmi les quatre accusés, à avoir plaidé coupable dans l’affaire de détournement de fonds. Mais, de même que ce type d’accusations est une façon détournée de réduire au silence des opposants au pouvoir – c’est notamment le cas pour une autre figure de l’opposition au pouvoir russe, l’avocat Alexeï Navalny –, l’aveu de la comptable est le résultat d’une manipulation réfléchie. Mère de famille affaiblie par des problèmes de santé, Masliaeva se voit promettre la liberté si elle collabore avec les autorités. Le choix est restreint… Pourtant, les enquêteurs ne se contentent pas des aveux, et gardent l’accusée en détention jusqu’à ce qu’elle accepte de témoigner à charge devant d’autres accusés. Vladimir Poutine, lui, n’est pas ébranlé d’un poil, et quand il se prononce sur l’affaire du Septième studio, sa phrase toute faite colle à sa motivation première : «L’argent de l’État doit être dépensé selon la loi.»
«Mes rêves sont en Russie»
Kirill Serebrennikov, qui a toujours exprimé ouvertement ses opinions sur la Russie, devient un symbole de la liberté d’expression, à l’image d’autres cinéastes comme Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof en Iran. Il finit de tourner Leto à distance, et quand le film est présenté à Cannes en 2018, il est le grand absent de la projection : le siège qui lui était destiné est laissé vide en son honneur. On peut voir dans cette histoire d’un groupe de rock qui veut défier le régime un écho aux Pussy Riot, que Serebrennikov a défendues. À Cannes, de plus en plus de figures du monde de la culture rejoignent l’appel lancé par le metteur en scène Thomas Ostermeier à cesser les poursuites envers le cinéaste, auquel le Kremlin est resté sourd.
Après vingt mois d’assignation à résidence, Serebrennikov est libéré mais tombe sous l’interdiction de quitter la Russie. Ses déplacements et ses rencontres sont, eux aussi, limités, et l’artiste soupçonne d’être surveillé, tant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle. Il tourne – principalement de nuit – Petrov’s Flu, son film suivant, écrit pendant sa période de détention : l’histoire enivrée et enivrante d’un homme malade de la fièvre. Ironie du sort : le film, prêt pour Cannes 2020, devra repousser sa sortie puisque le monde entier se retrouve, comme le réalisateur, assigné à domicile. La Croisette découvrira l’année suivante l’odyssée de son protagoniste qui passe tout le film à tousser. Serebrennikov, lui, était une nouvelle fois aux abonnés absents.
En juin 2020, la sentence tombe : pour le détournement des fonds de l’État, Serebrennikov est condamné à trois ans de prison avec sursis; un soulagement, alors qu’il risquait six ans ferme. En février 2021 il est évincé de la direction du Centre Gogol. Avec cette première autorisation de quitter le territoire, le cauchemar kafkaïen dans lequel s’est retrouvé malgré lui Kirill Serebrennikov semble toucher à sa fin, mais qui sait ce qui l’attendra à son retour en Russie? L’artiste, lui, est catégorique : pas question de s’exfiltrer ou de quitter la Russie par quelque moyen que ce soit. «C’est ma patrie, a-t-il confié à Hambourg. Je l’aime beaucoup et j’ai de nombreux amis en Russie. Mes rêves sont toujours en Russie.»
Valentin Maniglia (avec AFP)