Les frontaliers, variables d’ajustement économique du pays? Techniquement oui, humainement non. La metteuse en scène Sophie Langevin explore le sujet, au féminin, dans une pièce qui sera jouée le 31 janvier au Théâtre d’Esch.
Ils sont plus de 200 000 à faire les «pendulaires» entre leur pays et le Luxembourg. Ce phénomène économique, engagé dès les années 1970, s’est accentué comme nulle part ailleurs en Europe depuis la fin des années 1990. La metteuse en scène Sophie Langevin, en partenariat avec l’ASTI et le Liser, leur donne la parole à travers quatre femmes : Les Frontalières.
Une pièce de théâtre sur le phénomène frontalier, c’est une première au Grand-Duché. D’où vous est venue l’idée?
Sophie Langevin : La pièce est une commande de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI), tout simplement. À titre personnel, je vis à Luxembourg, mais avant de travailler sur le sujet, je n’en cernais pas bien l’ampleur. Je voyais les files de bouchons en sens opposés, avec des gens souvent seuls à l’intérieur. J’avais lu des articles sur les problèmes de mobilité auxquels les frontaliers sont confrontés, ou des thèmes concrets du genre. Mais je n’aurais pas eu l’idée d’en faire une pièce, alors que le sujet s’est révélé fécond.
Vous évoquiez l’envie d’une “confrontation entre l’intime et le général“ pour aborder le sujet. Comment avez-vous travaillé?
Avec beaucoup de rencontres. Nous avons quatre comédiennes sur scène mais leurs parcours de vie synthétisent plus de 40 frontalières rencontrées! Ce travail, mené en partenariat avec Christophe Sohn, chercheur au Liser, nous a vraiment éclairé. Il y a eu des recherches plus documentées et plus classiques, sur le phénomène frontalier. Mais les rencontres nous permettent cette confrontation avec l’intime, justement. La plupart des entretiens se sont déroulés avant le Covid. Mais j’ai également pu recueillir des témoignages sur une phase importante de la crise sanitaire : les frontalières qui se sont provisoirement installées en chambre d’hôtel au Luxembourg, pour continuer à faire fonctionner le système hospitalier, à l’appel du gouvernement.
Quels métiers font-elles, vos quatre comédiennes, pour illustrer ces parcours de vie?
Il y a une retraitée qui était infirmière, une avocate, une secrétaire de direction au parlement européen et une coiffeuse.
Isabelle Pigeron, chercheuse à l’Université de Luxembourg, expliquait récemment que les frontalières ne représentent “que“ 37,6 % de l’ensemble des frontaliers français (33 % chez les Belges et Allemands).
La vie de famille repose encore sur elles, le constat est implacable. Comment gérer cette dimension avec de tels problèmes de mobilité? C’était une première approche intéressante. Plus globalement, une approche sur un sujet neuf d’un point de vue artistique, via le regard de femmes : ça me parlait.
Lors d’une récente conférence, l’ASTI rappelait que les frontaliers étaient déjà 50 000 en 1994. Plus de 25 ans après, nous allons découvrir les frontaliers avec plus d’intimité. C’est long, non?
L’ASTI porte cette dimension de vivre-ensemble sous toutes ces dimensions. Elle nous pose la question : comment créer une société riche de toute cette diversité? Cette affirmation-là n’est pas juste un slogan. Cela pose la question de “comment rendre tous les membres de la société visible“. Dont les frontaliers, qui vivent à cheval sur deux territoires, avec plus d’élasticité.
Nous avons quatre comédiennes sur scène mais leurs parcours de vie synthétisent plus de 40 frontalières rencontrées!
Christophe Sohn, le chercheur qui vous a accompagnée, décrit le frontalier comme celui qui “étire la frontière, la désagrège et en emporte une partie avec lui“. C’est cela que raconte les histoires de vos quatre personnages?
Ces femmes emmènent avec elles la vie qu’elles mènent au Luxembourg. Ce mouvement est particulier. On pourrait parler d’un phénomène de trajet connu entre une périphérie et un pôle central. Mais la frontière est avec un autre pays, d’autres cultures, d’autres mentalités. Le résident de la banlieue ne change pas de pays tous les jours, lui.
Ne retrouve-t-on toutefois pas un effet banlieue? Une coiffeuse qui vient de la banlieue parisienne jusqu’à Paris tous les jours peut avoir un sentiment d’habitante de seconde classe. Est-ce le cas avec le Luxembourg?
On retrouve parfois ce sentiment aussi chez certains frontaliers. Ils viennent de régions plus démunies, avec ce désir de vivre avec les mêmes standings et les mêmes rêves qu’au Luxembourg. La grande maison, le jardin… Tout cela participe à cet imaginaire. C’est parfois un moteur très fort pour certains d’entre eux, ils sont poussés par ce standing, peu importent les sacrifices. On ne peut pas ignorer cet aspect-là.
Les frontaliers souffrent-ils de ce prisme unique de la mobilité? Votre pièce veut monter des histoires humaines, alors que l’on parle d’eux surtout à cause des bouchons sur l’autoroute…
La mobilité a quand même une dimension très forte. L’A31 bis, les problèmes de train… c’est un paramètre clef de la vie des frontaliers, puisqu’il constitue précisément un épuisement. Ça n’empêche pas que d’autres questions se posent comme le rapport au Luxembourg, à la langue luxembourgeoise ou encore au passage physique d’une frontière.
Quand vous parlez d’épuisement, on entend qu’il s’agit de vivre à moitié, entre deux pays. Y a-t-il une perte de sens exprimée?
Oui, le thème de la perte de sens transparaît dans certains témoignages. Nous aurons d’ailleurs une table ronde, le 31 janvier pour la représentation au Théâtre d’Esch, avec une improvisation sur les sujets qui travaillent les frontaliers. On se rend compte qu’il faut en parler avec une certaine délicatesse, il y a vite une sensibilité.
Le phénomène frontalier est un jeu avec trois frontières au Grand-Duché. Est-ce que cela induit des approches différentes?
Oui. Les Allemands n’ont pas le problème de la barrière de langue avec le luxembourgeois, alors que cela est souvent évoqué comme l’un des points de crispation, ou plutôt de frustration, par les autres nationalités. Les frontalières qui travaillent dans le commerce, par exemple, rencontrent beaucoup de difficultés. Les mentalités ne sont par ailleurs pas les mêmes, selon que la frontalière vienne de tel ou tel versant, et la perception des résidents luxembourgeois change aussi. Il n’y a pas un modèle de frontalier, bien entendu. Mais il y a des façons d’appréhender qui constituent parfois des chocs. Les comédiennes ont beaucoup travaillé sur les personnages! Au final, il faut le souligner, cela reste de l’interprétation, nos recherches et, surtout, du théâtre.
Entretien avec Hubert Gamelon
Les Frontalières,
conception et mise en scène de Sophie Langevin.
Dimanche 31 janvier, au Théâtre d’Esch-sur-Alzette, à 14 h 30 et 17 h.
L’histoire
Deux cent mille frontaliers. Réalité statistique retentissante, ce nombre n’en recèle pas moins d’innombrables histoires individuelles. Partant de témoignages, quatre comédiennes – Aude-Laurence Biver, Bach-Lan Lê-Bà Thi, Nora Koenig et Andrea Quirbach – donnent voix à des femmes françaises, belges, allemandes et luxembourgeoises qui traversent, jour après jour, les frontières du Grand-Duché. Les Frontalières est un projet de théâtre documentaire inédit, qui fera l’objet d’un spectacle sonore en podcasts au printemps.
Le phénomène frontalier en chiffres
Dans toute l’Europe, 25 % des travailleurs frontaliers vivent dans la Grande Région. Parmi eux, 80 %, soit 200 000 personnes, se rendent quotidiennement au Grand-Duché.
Plus de la moitié de ces frontaliers vivent sur le versant français (107 000 personnes).
Ils étaient 50 000, soit quatre fois moins, en 1994, et on estime qu’ils seront, en 2035, 100 000 de plus qu’à l’heure actuelle.
Au Luxembourg, les frontaliers portent majoritairement certains pans économiques : l’industrie (67,2 % de frontaliers), le commerce (59,2 %), la construction (56,3 %), l’information et la communication (51,3 %). Ils représentent 47,4 % des actifs qui travaillent dans la finance.
Le phénomène frontalier trouve sa source dans différentes dimensions : variable d’ajustement économique (pas de main-d’œuvre disponible ou suffisamment formée dans les frontières du pays), problème de retard de constructions de logements dans le pays, effet de métropolisation classique d’une ville (ici Luxembourg), mais dans une dimension particulière (il y a une frontière).
H. G.