La sincérité dans le couple est-elle possible ou le mensonge, une «délicatesse» nécessaire ? Voilà la problématique soulevée par Florian Zeller dans Le Mensonge, pièce qui questionne la vie à deux et la tentation de s’en échapper. À découvrir dès cette semaine au Kinneksbond.
Voilà «un sujet qui reste tabou, alors qu’il est universel…». La metteuse en scène Aude-Laurence Biver s’en amuse encore, elle qui a régulièrement questionné ses quatre comédiens autour de la notion d’infidélité. Au début, elle a dû se contenter de bredouillements, de silences gênés, de regards fuyants, avant que les langues ne se délient tout doucement. «Chacun avait finalement des anecdotes à raconter, du genre « j’ai un ami qui… »» – «Et certains en ont plus que d’autres !», se marre l’un des acteurs, Olivier Foubert, histoire de briser la glace qui, inexorablement, se fixe dès que l’on s’approche trop près de l’intime. «Et avec cette pièce, on y arrive très vite», confirme Véronique Fauconnet, qui parle de premières répétitions où «personne ne s’ouvrait».
Il le fallait pourtant pour mieux saisir toute la subtilité du travail de Florian Zeller, l’un des auteurs français contemporains les plus joués dans le monde, constat qui risque de perdurer depuis sa récente victoire aux Oscars pour The Father (adapté de sa propre pièce Le Père). C’est que le dramaturge aime creuser, jusqu’à l’os, les relations humaines, sonder en profondeur les turpitudes de l’âme, tendre un miroir aux obsessions, aux faillites aussi. Des tragédies ordinaires qu’il met à nu, pour mieux se perdre dans un dédale de questions auxquelles il n’est jamais évident d’y répondre. «C’est très fin», souligne Colette Kieffer, qui a déjà eu l’occasion de se frotter, sur scène, à l’un de ses textes, Si tu mourais. «Il est même venu à Luxembourg pour L’Autre», se rappelle même, toute fière, sa partenaire de jeu.
C’est donc la troisième fois que l’auteur a les honneurs du TOL, dès demain avec Le Mensonge (créée en 2015) qui suit une première création intitulée La Vérité (2011). C’est que, selon les propres aveux de Florian Zeller, il n’avait pas fait le tour du sujet, il est vrai difficile à maîtriser dans son ensemble. Sa pièce, «labyrinthique», est tout aussi insaisissable, soutient la metteuse en scène. «C’est une comédie de mœurs en surface, mais quelque chose de plus psychologique en profondeur». Bref, sous l’apparence, simpliste, du vaudeville, du boulevard, avec rires appuyés et portes qui claquent, se cachent une vraie subtilité et de délicates astuces, qui ramènent à des auteurs comme Sarraute, Pinter ou Guitry.
Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal; c’est une très grande vertu, quand il fait du bien
«Un basculement des genres pas si simple à gérer», témoigne Aude-Laurence Biver, avec cette comédie qui glisse tranquillement vers quelque chose de plus «sincère», de plus «douloureux» aussi. Toute la troupe est en tout cas unanime : «Zeller est un malin», et un perfectionniste. Pour preuve, cette pièce, bien plus complète, selon eux, que sa prédécesseure. Toujours la metteuse en scène : «J’ai lu La Vérité au début des répétitions, mais avec Le Mensonge, il va plus loin dans la manipulation. Nous-mêmes, parfois, on s’y perd ! Encore aujourd’hui, on se pose toujours des questions, auxquelles il ne donne jamais de réponse.» «C’est moins caricatural, et au niveau du style, comme de la langue, c’est très intéressant», poursuit Olivier Foubert.
Deux pièces qui, tout de même, jouent sur la même interrogation : la vérité est-elle toujours bonne à dire? Soit l’histoire d’Alice, qui, par hasard, surprend le mari d’une de ses amies avec une autre femme et se trouve alors confrontée à ce dilemme entêtant : faut-il lui dire ce qu’elle a vu ? Paul, son mari, tente de la convaincre qu’elle doit absolument lui cacher la vérité. Il fait ainsi l’éloge du mensonge… Est-ce seulement pour défendre son ami ? Ou a-t-il lui aussi des choses à cacher ? À moins que ce ne soit elle qui avance masquée ? Pour mieux lui faire avouer ses mensonges ? Pour mieux dissimuler les siens ? Difficile à dire…
Quatre personnages donc, pour deux couples qui se retrouvent alors pour un dîner au cours duquel les allusions, les esquives et les non-dits se multiplient. Car mentir ne s’improvise pas… «Il faut savoir bien le faire», ose Véronique Fauconnet. Et surtout «pourquoi on le fait. Par omission ? Par calcul ? Pour protéger les autres ?», enchaîne Olivier Foubert. Derrière la réflexion, une fameuse phrase de Voltaire, qui invite à «mentir comme un diable» : «Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal; c’est une très grande vertu, quand il fait du bien.». Attention, tempère le comédien, «on n’est pas non plus dans la discussion entre Alceste et Philinte au début du Misanthrope», mais dans quelque chose de «plus manichéen et manipulateur». Car ici, c’est l’infidélité qui mène le débat.
Oui, la tromperie plonge les personnages dans un précipice entre tragédie et comédie, bien que, dominant l’ensemble, Florian Zeller, comme à son habitude, ne tranche pas : «Il ne donne pas de leçon de morale, affirme Aude-Laurence Biver. Il dit que l’on est mouvants, il s’amuse de tout ce que l’on est capable de faire !». D’ailleurs, avec lui, «tout le monde est au même niveau». De là à dire que la femme et l’homme sont égaux devant l’hypocrisie, c’est un pas que toute l’équipe se refuse de franchir. Olivier Foubert tente de synthétiser : «Ils ont des obsessions différentes. Pour simplifier et ne pas trop en dévoiler, le masculin est autocentré sur sa souffrance. Il en dans une réaction virile, il veut juste savoir qui a été sur son terrain de chasse. La femme, elle, est plus intriguée par le pourquoi. Que s’est-il produit pour qu’on en arrive là ?».
Au fil des discussions et des bras de fer, de la culpabilité à la manipulation, arrive aussi sur le tapis une notion générationnelle, à prendre en compte pour comprendre les interactions. «On est ici avec des gens d’un certain âge qui restent ensemble et qui, à travers leur infidélité, ne cherchent pas à rebondir sur autre chose», précise Olivier Foubert, vite relayée par Aude-Laurence Biver, caution «jeune» de la conversation : «La sociologue Eva Illouz, dans son livre La Fin de l’amour, raconte qu’aujourd’hui le couple évolue à grande vitesse. Il n’y a plus de contrat – mariage, enfant… – et le modèle se calque sur le libéralisme, marqué par un individualisme très fort. Parallèlement, elle dit aussi que c’est catastrophique car cela conduit à la solitude, l’enfermement.». Véronique Fauconnet, qui boit ses paroles, conclut en se demandant si on n’est pas «à un carrefour de notre fonctionnement à deux». Florian Zeller peut-être rassuré : sur le sujet, la matière ne manquera jamais !
Grégory Cimatti
«Le Mensonge» – Kinneksbond – Mamer. Première : mercredi à 20h. Jusqu’au 27 juin.