Que se passe-t-il lorsqu’un ancien site sidérurgique se prépare à devenir un lieu d’espace urbain ? Une problématique à laquelle s’intéressent Gérald Dumont et Nathalie Grenat, dans une pièce où le devoir de mémoire s’oppose à la difficile réalité du terrain.
Un tas de souvenirs pour certains, un tas de fer pour d’autres… Voilà qui résume plutôt bien la question autour de la réhabilitation des friches industrielles. D’un côté, il y a les fantômes, ceux des anciens ouvriers, des habitants, des familles et leurs souvenirs en pagaille, nécessaires pour comprendre le développement d’une région, voire d’un pays tout entier.
Un passé qui se heurte parallèlement à la réalité d’un monde en pleine transformation, dont la croissance exponentielle n’a que faire que ses images surannées, parfois glorifiées à l’extrême. Une dualité, particulièrement sensible en Lorraine et au Luxembourg, à laquelle s’est confronté le duo du Théâtre K., Gérald Dumont et Nathalie Grenat.
Ces deux-là ne sont pas du coin : le premier vient du Berry, et la seconde d’un peu plus haut, de la région parisienne. N’empêche ! «Des sites industriels qui ferment, il y en a partout !», clament-ils d’une même voix. En France, on en compterait entre 300 000 et 400 000. D’où une familiarité quasi mécanique avec le sujet : «Ce sont des histoires que l’on entend depuis longtemps», dit-elle.
Malgré tout, pour aborder leur nouvelle pièce, c’est en candide que s’est posé le tandem. «On est vierge de tout préjugé. Notre nullité est notre force !», rigole Gérald Dumont, visage connu à Esch-sur-Alzette pour sa collaboration avec la Kulturfabrik, déjà vieille d’une décennie – Looking for Gaza, 7 Janvier(s) (avec Caryl Ferey), Lettres aux escrocs de l’islamophobie…
Comme c’est souvent le cas chez eux, l’idée est ici de parler de devoir de mémoire – «spécifique à aucune région» – et sa mise en péril. Ainsi, le metteur en scène se souvient d’un séjour dans le Pas-de-Calais. Évoquant le bassin minier devant une classe, il a remarqué que «les jeunes ne savaient pas d’où ils venaient, qu’il n’y avait plus de traces du travail de leurs grands-parents».
Ce qui le surprend, l’inquiète et le questionne. «Que deviennent ces lieux de vie, de travail, d’histoires ?» Ici, afin de ne pas se perdre sur un terrain glissant, aux multiples implications (politiques, sociales, économiques, écologiques…), leur pièce, comme une habitude, se place à hauteur d’homme.
Ainsi, il y a eu une première œuvre (Parkour I, Chronique d’un matricule) qui se penchait sur le cas de Fathia B., brigadière de police en banlieue parisienne — présentée au festival d’Avignon l’année dernière et retranscrite en podcast pour 100,7. Parkour II change donc de décor et de personnage : ce sera la friche, ou plutôt les friches, celles de Belval, de Schifflange, d’Uckange ou encore de Briey.
Il y a un âge pour grandir et un autre pour se souvenir
Et dans le rôle principal, un architecte, David, fils d’ouvrier, qui se retrouve à réhabiliter le site industriel où sa famille travaillait, et où son père est mort dans une coulée de fonte… Reste une autre figure commune aux deux œuvres, le journaliste Jean-Pierre Moulte, aux tribulations radiophoniques.
Attaché à leur démarche naïve, le duo a donc multiplié les rencontres. D’abord auprès d’architectes (Peter Swinnen, Philippe Nathan, Nico Steinmetz, Etienne Regent), qui leur a donné une autre vision du métier, souvent réduit à l’esthétisme et au simple processus créatif.
Nathalie Grenat : «Il y a une forte précarité et du stress. Ils sont souvent en première ligne dès qu’il y a un problème». Sans oublier les dépendances extérieures, multiples. «Ils parlent souvent de « scénographie », de « réalisation », un peu comme au cinéma. Sauf qu’eux, ils n’ont pas le contrôle sur l’équipe. Ils donnent le maximum sur leur projet, souvent humaniste, mais celui-ci est bridé par le politique.» Au point, en bout de course, d’aller «à l’encontre» de ce qu’ils voulaient vraiment au départ.
Il y a eu également ces visites de friches abandonnées. Celle de Schifflange, par exemple, et son côté «onirique, mystérieux». «Ce sont des lieux dans lesquels l’imaginaire fonctionne à fond, explique Gérald Dumont. Comme des greniers où gosses, on se raconte des histoires.»
À Uckange, il s’est senti comme devant une «cathédrale», «moche et belle» à la fois. Glorieuse, en effet, pour ses récits emplis d’humanité, faits de joies, d’espoirs et de labeur qui compte. L’aide pour ses ouvriers rompus à la tâche et cette pollution des sols qui posent de réels problèmes, ne serait-ce qu’en termes de réhabilitation. De quoi écorner l’«image idyllique» que l’on peut se faire du «mythe sidérurgique».
Difficile alors d’imaginer, dans un tel contexte, que sur ces vestiges métalliques, certaines villes s’imaginent développer un habitat collectif high-tech, et se rêvent déjà en future «smart city»… Évitant de faire dans du Zola, mais conscient que toutes les voix sont à entendre, le tandem est, comme cette histoire collective, coincé entre deux époques.
Pour définir son sentiment, Gérald Dumont a trouvé une expression adéquate : «Il y a un âge pour grandir et un autre pour se souvenir». D’où l’utilité de leur démarche et cette pièce qui, actuellement, n’a pas encore trouvé sa forme définitive. «C’est le début d’une nouvelle aventure. Beaucoup de gens s’intéressent au thème», annonce Nathalie Grenat. Un simple regard au paysage local suffit à la convaincre.
«La Friche et l’Architecte» Kulturfabrik – Esch-sur-Alzette. Ce soir à 20 h.
Deux autres représentations sont d’ores et déjà programmées : au festival d’Avignon le 2 juin (théâtre Transversal) et le 14 juin à Luxembourg (LUCA).
FerroForum met le feu à l’ancienne usine d’Esch-Schifflange !
Créée dans le but de préserver et promouvoir le patrimoine culturel, industriel et artisanal, ainsi que le savoir-faire autour de la création du fer et de l’acier, FerroForum, ASBL estampillée Esch 2022, s’est installée dans l’ancienne usine sidérurgique de l’ARBED.
Depuis début 2020, une poignée de passionnés, «soudés» comme à l’époque, travaillent d’arrache-pied pour remettre en état les lieux afin d’y rendre possible toute une programmation, qui s’étalera jusqu’à la fin de l’année – et qui sait, peut-être plus loin.
Au menu, de l’histoire mais aussi des travaux pratiques à travers de nombreuses rencontres, échanges, formations, recherches, expérimentations et démonstrations au public. Mais également d’autres récréations, musicales et cinématographiques, comme des expositions.
Ça commence dès vendredi (sur invitation) dans la plus pure tradition, avec cortège, ruban inaugural et fanfare (harmonie des mineurs d’Esch-sur-Alzette). Ça se poursuit le lendemain avec une rentrée «grand public» à l’usine après onze ans de fermeture, célébrée par la mise en service de la forge et une première coulée de fonte! Concert et DJ set garderont le public à température.