Au milieu de nulle part, un «truckstop» abrite des âmes en peine : une mère, sa fille et son amoureux confrontent leurs rêves et leurs envies de liberté jusqu’à la tragédie. Une pièce «solidaire» menée par Daliah Kentges.
On imagine assez facilement le décor, appartenant à l’imaginaire collectif. Celui d’un banal restaurant routier, sans chichi, rapide et efficace, perdu au milieu de la cambrousse, avec la radio qui fredonne machinalement ses airs sans que personne ne l’écoute vraiment.
Dehors, l’enseigne lumineuse grésille dans de légers chaos, comme autant de vains clins d’œil aux alentours désespérément vides. Des images qui rappellent les univers d’Edward Hopper, de Jeff Wall, de David Lynch bien sûr, et, dans un registre plus fantastique, ceux de Steven Spielberg et Stephen King.
Pour la metteuse en scène Daliah Kentges, c’est le photographe Gregory Crewdson qui résume bien l’intention et canalise les références, lui qui, dans son travail, révèle la face noire du rêve américain avec ses personnages fantomatiques au teint diaphane et au regard absent. «Un monde assez froid, où règne la tristesse et la solitude», explique-t-elle. Oui, la pièce Truckstop, à l’ADN d’outre-Atlantique, aurait très bien pu venir des États-Unis, mais c’est pourtant aux Pays-Bas qu’elle est née, sous la plume intelligente de l’auteure Lot Vekemans (Gift).
Son idée ? Faire une œuvre en équilibre entre les désirs et la froide vérité, les envies d’émancipation et l’instinct de survie, la peur de l’abandon et l’impossible conciliation. Et dans un huit clos intimiste, ce sont trois figures qui s’affrontent, se mesurent, se protègent, autour de cette thématique multiple. D’abord la tenancière de l’établissement, mère célibataire un peu rugueuse, aux principes affirmés (jouée par Isabelle Bonillo). Chaque ride de son visage est la marque d’une douleur, ou d’un secret enfoui. Elle veille corps et âme sur sa fille, Katalijne (Elsa Rauchs), tout juste 18 ans mais aux allures d’enfant, car maîtrisant mal ses émotions en raison d’une hyperactivité (ou d’un trouble cognitif semblable) qu’elle n’a jamais su maîtriser. Que dire alors quand son cœur s’emballe pour Remco (Sullivan Da Silva), jeune camionneur qui, lui aussi, aimerait tracer sa route vers des horizons plus réjouissants. L’amour serait-il plus puissant que tout? Pas sûr, car la réalité est tenace…
«Coup de cœur» pour cette pièce
Daliah Kentges – à la direction, l’année dernière, des Trois Sœurs aux Casemates – avoue avoir eu un «coup de cœur» pour cette pièce, surtout en raison de sa construction. «Car au bout d’à peine dix minutes, il y a une grosse surprise qui frappe le public, et amène une autre dynamique» de lecture, confie-t-elle, s’en trop s’épancher. Au-delà du mystère, il y a donc bien un style, propre, qui aime jouer sur les flashback.
«C’est une écriture très particulière, qui se base sur différents niveaux de temporalité.» Constituée comme un polar (ou thriller) social, la pièce repose ainsi sur un habile puzzle, qui se construit au fil du récit. Une sorte de tragédie à rebours, en somme. Rien d’étonnant d’apprendre que la metteuse en scène s’est plongée dans des séries fantastiques estampillées Netflix (Stranger Things, Dark) – qui apprécient justement les sauts dans le temps – pour la mise en ambiance, notamment musicale, quand elle n’est pas allée chercher plus loin dans le «surnaturel» en visionnant l’implacable Donnie Darko (2001). Car comme le film de Richard Kelly, ici, on plonge souvent dans la tête des personnages. Des monologues intérieurs qui se mêlent aux discours, aux confrontations. Le tout s’enchaînant dans un claquement de doigts. «Sur deux ou trois répliques, dans une même scène, les comédiens passent de la discussion à l’aparté, note Daliah Kentges. C’est complexe, mais c’est un beau challenge!» Abordant, pêle-mêle, les rapports mère-fille, la maladie mentale, la mondialisation, la déshumanisation du travail…, Truckstop se veut surtout une œuvre sur «l’autodétermination», notamment à travers la démesure de la jeunesse et ses espoirs salvateurs. «On ne sait pas par où commencer, on ne sait pas d’avance. Jamais. Alors, on commence quelque part. C’est toujours bien. Commencer quelque part et voir où on arrive», lâche le personnage de Katalijne, avant de modérer : «Enfin, quand on arrive quelque part…» Car en contre-point à cette liberté farouche, il y a tous ces projets qui ne germeront pas, simplement parce qu’ils ne peuvent pas germer. Oui, à certains endroits, malheureusement, la terre est trop hostile pour espérer cultiver son jardin.
Grégory Cimatti
Kinneksbond – Mamer. Première : ce mercredi à 20h. Jusqu’au 15 octobre.
Une solidarité bienvenue
Sur le site du Centaure, à l’initiative de Truckstop, on peut lire une précision d’importance : «Ce spectacle est présenté au Kinneksbond dans le cadre de la rentrée solidaire». Car cette saison, en raison du coup d’arrêt soudain dû au Covid-19 et des restrictions sanitaires qui s’en sont suivies, les différents théâtres de la capitale (théâtres de la Ville de Luxembourg, Centaure, TNL, TOL, Casemates) et le centre culturel de Mamer jouent la carte du collectif à travers une action appelée «Connection», qui met en avant des termes forts comme «entraide» et «amitié». Dans les faits, cela se traduit par différentes mesures visant à favoriser la création nationale : une commande de textes lancée auprès de huit auteurs, la conception d’un dispositif scénique unique (IS (0) LANDS), deux créations «hors les murs» et la mise en place d’un partage de plateaux.
Daliah Kentges a d’ailleurs profité de ce dernier point, elle qui a revu ses plans début juillet, alors qu’elle s’apprêtait à investir le Centaure. «Réduire la jauge des spectateurs pour un si petit théâtre, c’est franchement compliqué!», soutient-elle. Mais quand arrive la possibilité de jouer au Kinneksbond, la metteuse en scène réagit : «Il a fallu s’adapter très vite, développer une autre idée. C’était un vrai défi!» Alors qu’elle avait réduit son décor au strict minimum en raison de l’étroitesse du lieu – «un bar, une chaise, et c’est tout!» –, la délocalisation à Mamer lui a offert la possibilité d’étoffer sa scénographie. «Que les théâtres s’unissent pour réaliser de belles productions, c’est important», dit-elle, avant de revenir à plus de pragmatisme : «Ça nous permet surtout de faire notre métier!» Prochainement, d’autres pièces profiteront de ce généreux partage (Girls & Boys, Bug), comme c’est déjà le cas actuellement avec Comme s’il en pleuvait, proposée par le TOL aux Capucins.