Après Hedda Gabler, Jeanne Werner incarne de nouveau une femme forte dans Girls & Boys de Dennis Kelly. Un monologue acerbe, sans concession, que la comédienne compte porter avec honnêteté et courage. Confidences.
Il y a un mois, on retrouvait ses grands yeux bleus tristes sur la scène du Grand Théâtre. Dans Hedda Gabler, pièce d’Ibsen superbement reprise par Marja-Leena Junker, Jeanne Werner incarnait Thea Elvsted, jeune femme naïve mais courageuse. Pour Girls & Boys, la nouvelle production du TOL, soutenue par le Kinneksbond où elle sera présentée, la comédienne incarne, à nouveau, une figure forte, puissante et honnête.
Celle-ci n’a toutefois pas de nom. Qu’importe ! Dans un élan cathartique, elle se raconte au public, sans retenue, comme à un confident : de ses premiers émois amoureux à la naissance de ses enfants, en passant par sa carrière professionnelle, elle dépeint ainsi un quotidien a priori ordinaire, universel même. Mais, petit à petit, jalousie, trahison et conflits font irruption dans sa vie et une lente descente aux enfers s’ensuit…
Des «instantanés d’une désintégration», précise, dans les notes d’intention, la metteuse en scène Marion Poppenborg, définissant avec justesse le théâtre de Dennis Kelly, joueur et percutant. Au croisement du vaudeville, du thriller et de la fable sociale, cette œuvre pose une question brutale, ramenant à de nombreux faits divers : comment bascule-t-on de l’idylle vers l’horreur la plus brutale?
Jeanne Werner cherchera à y répondre seule, à travers l’exercice du monologue inhabituel pour elle (sauf il y a deux ans au Centaure, pour La Vie matérielle de Marguerite Duras). Mais comme son personnage, la comédienne ne tremble pas, et tient tête, évoquant pour Le Quotidien l’émancipation féminine, la pandémie et la nécessité du geste artistique en ces temps cruels.
Êtes-vous familière du théâtre de Dennis Kelly ?
Jeanne Werner : Non, pas vraiment. En outre, résidant à Vienne, je n’ai pas pu voir les deux pièces reprises par le Centaure (NDLR : Orphelins et Love and Money). Mais mon compagnon, lui, a vu Girls & Boys à Berlin et à Vienne. Selon lui, c’est un monologue gigantesque et l’un des plus beaux rôles de femme écrits pour le théâtre.
Partagez-vous aujourd’hui son avis ?
Oui, c’est la vérité ! Un monologue féminin de 70 pages, c’est d’abord assez rare. Ensuite, ce texte, c’est un véritable cadeau pour chaque comédienne : quand je l’ai lu pour la première fois, j’étais abasourdie, happée. Je n’ai pas hésité une seule seconde à m’approprier ce rôle. C’était devenu un évidence.
Qu’est-ce qui vous a autant saisie ?
La forme, en premier lieu, qui se rapproche de la tradition du « stand up » anglo-saxon, plutôt masculine d’ailleurs. On a là quelqu’un, sur scène, qui raconte sa vie de manière assez drôle et assez crue. Une femme qui endosse, en quelque sorte, les habits de bouffon du roi… Le contenu, lui, est saisissant, joue avec les émotions. La pièce parle de choses à la fois simples, universelles, tragiques, finalement très humaines. La légèreté tend vers le drame, la comédie vers l’horreur. Des sentiments qui pourraient s’opposer, mais qui s’unissent dans une symbiose parfaite.
On surnomme Dennis Kelly le « maître de l’asphyxie ». Êtes-vous d’accord avec ce sobriquet ?
(Elle hésite) Pour cette pièce, s’il faut y trouver un côté « asphyxiant », je dirais qu’il tient au fait que le personnage ne ménage pas le public. Cette femme lui parle comme si elle conversait avec une amie intime, sans retenue. Un peu comme au confessionnal… Elle dit tout, n’hésite pas à déranger à travers la description de scènes parfois d’une violence extrême. Mais, parallèlement, elle se veut forte, et à la fin, elle se libère du poids de la tragédie. Elle le dit clairement, « je vais aller de l’avant ». Cette conclusion, c’est une vraie bouffée d’air, une libération pour elle et, par extension, pour le public.
Dans ce sens, ce Girls & Boys est-il éprouvant à jouer ?
Oui, bien sûr. C’est ce qui arrive généralement quand un texte vous touche, vous affecte… Mais l’écriture est si belle, si maîtrisée, que même dans les moments les plus tristes, il y a une touche d’espoir. Ce personnage n’est pas une victime. Elle a du courage en elle, que l’on a envie de transmettre. Avec cette femme, je pourrais aller partout ! C’est un plaisir de l’incarner.
La pièce débute sur des choses légères, avant une véritable descente en enfer. Ces différentes humeurs, est-ce difficile à retranscrire sur scène ?
C’est toujours une épreuve, un énorme exercice que de jouer cela. Mais qu’ils soient drôles ou tragiques, ici, les états d’âme sont toujours tournés vers le public. Le personnage s’adresse même directement à lui dans la pièce, en le vouvoyant. Dans ce sens, on se sent moins seule… Cette pièce, ce n’est pas celle d’une comédienne qui doit traduire, dans son jeu, de multiples sentiments. C’est plutôt celle d’une femme qui, en toute honnêteté, raconte sa vie. Et les spectateurs la tiennent par la main.
Porter seule sur ses épaules toute une pièce pendant plus d’une heure, ça n’a rien d’une évidence
Comment abordez-vous alors l’exercice du monologue ?
Franchement, je suis contente que ce rôle arrive maintenant. Déjà, ce personnage, idéalement, doit être incarné par quelqu’un d’une trentaine d’années, comme moi. Ensuite, un monologue comme celui-ci exige une certaine expérience de jeu. Pas sûr que j’aurais accepté – ou simplement réussi – il y a cinq ans en arrière. C’est un challenge, technique, certes, mais aussi psychologique. Porter seule sur ses épaules toute une pièce pendant plus d’une heure, ça n’a rien d’une évidence. Mais la récompense, au final, n’en est que plus réjouissante.
Déjà dans Hedda Gabler, vous incarniez, aux côtés de Myriam Muller, une femme de caractère. Est-ce important pour vous, en tant que comédienne, de défendre ce genre de figure féminine ?
Tout à fait ! Personnellement et professionnellement, c’est même primordial de porter des voix féminines. C’est aussi pour cela que je suis devenue comédienne. C’est vrai, de beaux et grands rôles féminins au théâtre, ça ne date pas d’aujourd’hui, mais il me semble que, désormais, on leur donne plus facilement la parole. C’est une évolution nécessaire : on a tant de choses à dire…
Même si c’est un homme qui a écrit Girls & Boys ?
Peu importe l’identité ou le sexe de l’auteur, l’important reste l’authenticité du contenu. Une femme peut très bien écrire de magnifiques rôles masculins, comme l’inverse. Et c’est tant mieux : ça veut dire que l’on se comprend !
Vous voir aujourd’hui aux côtés de la metteuse en scène Marion Poppenborg renforce-t-il cette idée d’ »évolution nécessaire » ?
C’est surtout la metteuse en scène idéale pour ce texte ! C’est une figure très affirmée, qui ne verse jamais dans le sentimentalisme (elle rigole). Et puis, la retrouver aujourd’hui, c’est comme une boucle qui se referme pour moi. Il y a neuf ans, en effet, j’ai travaillé avec elle pour une de mes premières pièces au Luxembourg. J’en garde de bons souvenirs. On a toutes deux un langage commun. On se comprend très vite, ce qui est un fondement essentiel dans la pratique théâtrale.
C’est presque un miracle d’avoir été autant sur scène durant cette période aussi insensée que l’on traverse
Vous avez déjà joué à trois reprises cette année : Hedda Gabler au Luxembourg, ainsi que Die Totenwacht et Das große Heft en Autriche. En pleine épidémie mondiale de Covid-19, c’est une belle performance, non ?
J’ai eu de la chance, oui ! Bien sûr, à Linz, avec le premier confinement, on a pu juste jouer quatre fois, mais c’est vrai, c’est presque un miracle d’avoir autant été sur scène durant cette période aussi insensée que l’on traverse.
Justement, en tant que comédienne, comment vivez-vous cette pandémie ?
Ce virus, à mes yeux, a montré, ou plutôt confirmé, toute la précarité de notre métier. Avec cruauté, il a rappelé que la culture est un monde fragile, sans sécurité et souvent peu considéré. Mais c’est aussi pour ces raisons qu’il faut tout donner pour le protéger, tout faire pour être le soir devant des gens qui, eux, sont demandeurs. Les voir réanimer le Grand Théâtre, comme pour Hedda Gabler, ça m’a remplie de joie et de fierté. Et m’a donné du courage pour la suite. Il faut continuer à jouer, coûte que coûte.
Un nouveau confinement au Luxembourg serait-il une « tragédie » ?
Ce serait bien sûr terrible, même si la santé des gens est, évidemment, plus importante qu’une soirée au théâtre. Mais, parallèlement, il faut aussi rappeler qu’une pièce, un film, un livre, une exposition… donnent du bonheur durant les moments difficiles. C’est en ce sens que la culture est essentielle, surtout en temps de crise.
Entretien avec Grégory Cimatti
Kinneksbond – Mamer.
Première, vendredi à 20 h.
Jusqu’au 24 novembre