Avec des comédiens d’horizons divers à la langue bien pendue et les inévitables incompréhensions tenant à cet ensemble hétéroclite, la pièce Idiomatic questionne le multilinguisme au Luxembourg et l’insécurité qui en résulte. Pour mieux la dépasser.
La langue ou plutôt les langues ont toujours fait l’objet de débats passionnés au Luxembourg, comme le démontrent les réseaux sociaux en réaction aux dernières données fournies par le ministre de l’Éducation nationale, Claude Meisch, selon lesquelles le luxembourgeois est de moins en moins pratiqué à la maison. Le sujet est surtout complexe, avec un pays qui cherche à asseoir son identité linguistique (pour mieux exister), coincé qu’il est entre l’influence des frontaliers, des expatriés du monde entier et les vagues migratoires plus ou moins récentes.
Une réalité à plusieurs visages et dans plusieurs accents qui s’observe tous les jours, que l’on se trouve à faire la fête dans un bar de la capitale (chose, certes, de plus en plus rare), à traîner dans les quartiers du Sud ou à chercher son chemin dans les campagnes du Nord. Mieux, comme le précise la comédienne Rita Reis, le méli-mélo n’est pas que géographique, mais aussi sectoriel : «On ne parle pas la même langue dans un restaurant, une école, un hôpital, sur un chantier ou dans l’administration.»
«C’est plus complexe qu’en Belgique!», dit Miguel Decleire, membre du collectif bruxellois Transquinquennal qui débarque au pays de l’imbroglio linguistique avec Idiomatic, pièce estampillée «Esch 2022» (pour sa problématique européenne). Elle a déjà connu une première mouture en 2017 à domicile, comme il l’explique. «Chez nous, on est aussi confronté au bilinguisme. Quand, professionnellement, on s’est tourné vers le théâtre flamand, on s’est trouvé certains points communs. D’où cette question qui s’est imposée : qu’est-ce que les langues et comment se croisent-elles?»
Espéranto, éducation et «traduction en chaîne»
Une envie de démêler la question d’autant plus aiguë que lui et son collectif étaient en résidence à Jeumont, à quelques pas d’où s’est déroulé, au début du XXe siècle, «le premier grand symposium autour de l’espéranto». Avec toute une salve de nouvelles interrogations qui vont avec : «Est-ce que les langues servent à se comprendre ou à faire des différences? Et avec une langue commune, est-ce que ça n’irait pas mieux?»
Plutôt que de rendre les choses plus difficiles qu’elles ne le sont déjà, la version théâtrale originale réunissait des acteurs de langues différentes qui se parlaient à travers une «traduction en chaîne», soulevant des malentendus et autres quiproquos savourés même, au cours d’une tournée, en France, en Roumanie, en Norvège et en Slovénie. Mais en intégrant pour cette variante «made in Luxembourg» trois comédiennes locales, la pièce a changé son angle d’attaque. Son ADN même.
«Ce n’est plus du tout la même!», confirme Miguel Decleire qui s’explique : «Avant, l’idée était de confronter des langues différentes et de voir où cela mène. Entre le roumain et le norvégien, il n’y a pas forcément de lien. Là, le fil rouge, c’est l’insécurité linguistique, avec des langues qui se côtoient tout le temps.» La petite vidéo humoristique, sur un sujet ô combien «sérieux», visible sur le site du théâtre d’Esch-sur-Alzette, donne le ton, avec en creux une suggestion : «Accepter l’erreur et être bienveillant» vis-à-vis de l’autre.
L’expérience personnelle, différente, qu’ont connue deux des comédiennes va dans ce sens. Renelde Pierlot est arrivée à l’âge de quatre ans de Belgique et a fait toute sa scolarité au Luxembourg, non sans mal : «Elle a été constamment mise en jeu, en péril!, martèle-telle. Je n’étais pas assez forte en allemand pour suivre un cycle secondaire classique. D’après le système, car quand je suis en Allemagne, on croit que j’en suis originaire!»
«Cette insécurité, on la ressent tous, et tous les jours!»
Une «insécurité» qui la poursuit encore aujourd’hui dans son métier quand elle évoque une ancienne pièce où on lui demandait si elle se sentait «capable» de parler allemand – avec l’exigence que réclame le langage théâtral – ou une autre qu’elle mettait en scène, où l’on se plaignait de son anglais, pourtant à la hauteur. «Un niveau de perfection tellement haut» qui la ramène à ses années sur les bancs de l’école et à des discours qu’elle a entendus de certains qui les occupent aujourd’hui : «J’ai discuté avec des élèves quasi en pleurs. Il y a toujours quelqu’un de plus fort que vous en classe, qui maîtrise parce que c’est sa langue maternelle. C’est un modèle qu’il faut suivre, alors qu’il est hors d’atteinte.» Sans oublier, ajoute-t-elle, que maîtriser le luxembourgeois ouvre des portes (professionnelles) que d’autres langues n’ouvrent pas, ce qui accentue par ruissellement la pression.
Rita Reis, arrivée au pays à l’âge de dix ans depuis son Portugal natal, avoue mal parler le luxembourgeois et l’allemand – elle maîtrise cinq autres langues – saluant au passage l’avancée technologique avec ces traducteurs qui lui permettent d’avoir accès «à plein d’informations». «Cette insécurité, on la ressent tous, dans la vie de tous les jours!», lâche-t-elle. «Cela crée des frictions», comme lors d’une grande tablée, lorsque les discussions changent de langue, juste pour elle. «C’est franchement gênant…»
Cependant, résolument positive, la comédienne adore ce pays, terre de «différences». «C’est une grande richesse. Le positif est bien au-dessus du négatif, même s’il y a des fragilités.» Pour elle aussi, l’un des nœuds du problème tient à un système scolaire «d’une grande exigence pour les langues, mais qui ne donne pas les outils pour y arriver», car pas assez «ludique». Une analyse qui ramène à une autre, celle de Fernand Fehlen, sociolinguiste luxembourgeois (on a pu l’entendre dans le podcast de RTLplay Vous avez comme un accent).
«Laissez-vous allez, la vie est courte!»
«Fernand Fehlen dit que la conscience des règles domine la pratique, résume Miguel Decleire. Que la connaissance passive est plus forte que la connaissance active. Ce décalage fait que l’on est en porte-à-faux.» Dans une métaphore, poursuit Rita Reis, «il raconte que c’est comme si on avait une sorte de double, un fantôme qui nous regarde parler et voit les fautes que l’on fait.» En somme, l’insécurité linguistique tiendrait à trois paramètres : quand on ne comprend pas la langue de l’autre, quand on ne parvient pas à s’exprimer ou, surtout, cas majoritaire au Luxembourg, quand on ne se sent pas légitime pour le faire. «On a alors cette inquiétude de ne pas être dans le bon registre, d’être jugé sur la façon dont on parle plus que sur ce qu’on dit», complète le comédien-metteur en scène.
D’où, selon eux, la nécessité d’Idiomatic qui, sous la forme d’une «conférence impertinente et drôle», combat le remède facile qu’est le «repli identitaire». Avec son mélange chaotique de langues – on y parle «italien, anglais, portugais, slovène, français, luxembourgeois et un peu d’allemand aussi» – et ses vertus collectives, la pièce célèbre au contraire les erreurs dans le verbe, tout en mettant sur scène «des choses de l’ordre de l’intime à un niveau plus global». C’est incontestable, mais à plusieurs, on se sent moins seul, et «se rendre compte de cette sensation nous permet d’être plus indulgent vis-à-vis des autres», note avec générosité Rita Reis.
«Quand les identités se confrontent, parfois, ça grince un peu», dixit Miguel Decleire, pourrait finalement être le slogan de cet assemblage composite qui évite les étincelles des débats scabreux et nationalistes. Grâce à trois raisons : d’abord parce que «les ratés dans la langue peuvent être très riches». Ensuite, parce que «l’erreur est un facteur de réussite, car si on n’essaye pas, on n’avance pas!». Enfin, parce qu’au bout du compte, «il faut s’autoriser à ne pas comprendre». Le public est averti.
«Laissez-vous allez, la vie est courte!», conclut dans un rire masqué Miguel Decleire, conscient qu’elle peut être aussi pénible. On en veut pour preuve la situation sanitaire du moment, le monde de la culture qui tire la langue et, encore plus manifeste, le confinement de la troisième comédienne, Sophie Langevin, qui, sauf rebondissement, participera à la pièce depuis un écran, en direct, mais à distance. Une autre forme d’insécurité, tout aussi complexe, apparemment, à dénouer.
La pièce
Ah, l’Europe! C’est simple : en France, on parle le français; en Allemagne, l’allemand; en Italie, l’italien; au Portugal, le portugais; et au Luxembourg, le luxembourgeois… enfin pas que! Transquinquennal, collectif venu de la capitale belge, a réuni cinq comédien(ne)s qui ne parlent pas tou(te)s la même langue pour explorer les occasions de ne pas se comprendre, dans le plaisir du quiproquo. Réussiront-ils et elles à cohabiter? Car si la diversité linguistique est synonyme d’enrichissement mutuel, elle est aussi source de complication, surtout si on s’engouffre dans les clichés – plus ou moins drôles – sur la culture de l’autre…
Théâtre d’Esch-sur-Alzette.
Première ce soir à 20 h.
Jusqu’à dimanche.