Pour la première fois, Sex with Strangers de Laura Eason (House of Cards) s’entend en français. Mise en scène par le TOL, la pièce parle toujours d’écriture, de littérature et de passion à l’horizontale à l’ère numérique.
Il est toujours étonnant de voir comment certaines pièces résonnent, souvent sans le vouloir, avec l’actualité. C’est le cas de Sex with Strangers. Ces derniers jours, en effet, le monde littéraire s’agite autour d’un ouvrage, jusqu’alors inconnu au bataillon : Burn after Writing. Sorti outre-Manche sans promotion en 2014, il bat aujourd’hui tous les records de ventes (sur Amazon) grâce à Tik Tok et Instagram. Un succès qui, à l’instar de précédents, estampillés «young adult», romance à l’eau de rose ou littérature jeunesse, divise le monde des lettres.
D’une part, on trouve les défenseurs d’une ancienne école, un peu élitiste, appréciant les chemins balisés et les schémas classiques (maison d’édition, presse, librairie). De l’autre, une génération nouvelle, nourrie à la liberté du numérique et vampirisant la toile (blog, chaîne Youtube…). Deux camps qui s’entendent difficilement. D’ailleurs, Burn after Writing – qui atteste, une nouvelle fois, du fossé existant entre les médias traditionnels et l’influence des réseaux sociaux –, est vite devenu, pour les premiers, un livre dans lequel «il n’y a rien à lire»…
On a bien senti, dès le début, qu’on arrivait au cœur d’un chantier passionnant
Sex with Strangers confronte également, à sa manière, deux mondes aux visions divergentes : soit Ethan, jeune écrivain aux 450 000 followers, dont le journal en ligne sur ses escapades sexuelles fait le buzz. Et Olivia, romancière quadragénaire, douée mais peinant à se construire une carrière digne de ce nom. On les imagine, à juste titre, incompatibles, mais le duo va se trouver un terrain d’entente : celui des galipettes à l’horizontale qui, inexorablement, va les rapprocher et les confondre…
Pensée et montée pour l’intimiste TOL, la pièce ne s’y jouera pas. Mais au moins, elle ne sera pas rangée dans les cartons et reportée à des heures plus propices grâce à un heureux concours de circonstances (l’annulation d’un spectacle de danse au Grand Théâtre) et un sens de la flexibilité désormais éprouvé (une première avancée de trois jours, et une installation express au Studio). Oui, la metteur en scène Véronique Fauconnet tient à sa création, ne serait-ce qu’en raison des efforts consentis pour la faire traverser l’Atlantique.
Car Sex with Strangers, signée Laura Eason (auteur de quatre saisons de House of Cards) et adaptée à de multiples occasions pour des scène anglo-saxonnes (Angleterre, Australie…), jouit ici de sa première adaptation en français. Ce qui impose de s’attacher les services du bon traducteur (en l’occurrence, Tullio Forgiarini), remporter le bras de fer avec les agents américains, un brin procéduriers (pour ne pas dire «fous»), et fonctionner en équipe, pour mieux s’approprier les mots et les sensations, comme le reconnaît la comédienne Claire Cahen : «On a bien senti, dès le début, qu’on arrivait au cœur d’un chantier passionnant.»
Quelques semaines plus tard, tout n’était pas encore réglé… «Fallait-il changer le titre ou le conserver ? Et si oui, comment le traduire ?, partage Véronique Fauconnet. C’était la galère… Car si on le laisse tel quel, au Luxembourg, les gens pensent vite que c’est en anglais.» D’où la parade, avec ce sous-titre, subtil : «Sexe, mensonges et littérature». Mais là ne s’arrêtent pas les contraintes, surtout quand on parle d’une pièce où les bouches se collent et les corps s’emmêlent. Pas très «Covid friendly» tout ça…
La première fois que j’ai lu le texte, je me suis dit : « Mais on va aller jusqu’où ?
Sullivan Da Silva, qui incarne Ethan – et que l’on a pu voir dans Truckstop en octobre 2020 –, raconte, sans perdre des yeux sa partenaire de jeu : «La première fois que j’ai lu le texte, je me suis dit : « Mais on va aller jusqu’où ? » Mais finalement, avec Claire, nos corps se sont trouvés !» (rire général). Cette dernière prend le relai, au débotté : «Tout est une question de confiance et de bienveillance. Et une fois que la chorégraphie physique est mise en place, on peut s’amuser dedans, y trouver un plaisir ludique.»
Après trois semaines de répétitions masquées – avec tests à l’appui – sur scène, les baisers ne sont désormais plus fictifs. Un jeu, plus fort que les distanciations sociales, qui va «peut-être choquer les spectateurs». Pourtant, précisons-le, ce n’est pas l’intention d’un texte «pas si trash que ça», soutient Sullivan Da Silva. Ici, on est plutôt dans une «écriture naturaliste», un «parler vrai», point de vue que soutient sa partenaire : «Laura Eason s’inscrit dans la veine d’auteurs comme Martin Crimp et Harold Pinter, avec cette volonté de réalisme, et cette respiration si singulière», faite de courtes répliques.
Ni une ni deux, le duo en offre la démonstration, enchaînant les échanges vifs, se coupant la parole, détournant les discussions… Il faut reconnaître que les thématiques abordées sont nombreuses, sur lesquelles la comédie ne peut s’étendre : la luxure, l’ambition, l’intégrité, l’amour, le rapport vie publique/vie privée… En somme, la nature complexe de l’identité au regard de la technologie, qui facilite ou complexifie – c’est selon – les relations. Sans omettre cette question multiple, soulevée par Véronique Fauconnet : «Pourquoi, pour qui et comment écrit-on ?»
Oui, comme son nom ne l’indique pas, Sex with Strangers parle beaucoup de la chose écrite, fait assez «rare» au théâtre pour le souligner. Rappelons, il y a quelques années en arrière, que le TOL avait monté L’Atelier d’écriture de David Lodge. Ici, entre deux références à L’Amant de Marguerite Duras (c’est de circonstance !), les deux comédiens se confondent avec leurs personnages, au point de partager leur point de vue dès qu’il s’agit de parler littérature et création…
Claire Cahen : «Je comprends profondément Olivia dans son rapport à la tradition littéraire… Elle a des ambitions qui sont pures, une volonté de faire une chose belle, que les gens la trouvent brillante. C’est sa faille !» Sullivan Da Silva : «Je me rapproche de lui car je suis un peu « geek ». Mon adolescence est arrivée en même temps que les téléphones portables. Dès mon réveil, je regarde les réseaux sociaux… Et je n’aime pas lire ! Qui sait, la pièce va peut-être me mettre sur la voie, me ramener au concret.» (il rit) Sur tablette ou sur papier, devant Fifty Shades of Grey ou La Vie sexuelle de Catherine Millet, le plaisir doit être le même. Le plus important, c’est d’y succomber… et se laisser aller.
Grégory Cimatti
La pièce
Ethan est un jeune écrivain dont le journal, qu’il tient en ligne sur ses escapades sexuelles, fait le buzz de la blogosphère. Il traque Olivia, une jolie quadragénaire dont la carrière d’écrivaine est en train de passer à la trappe. Ils s’allument, se branchent et découvrent que tous deux désirent ce que l’autre possède. Et le sexe se transforme en quelque chose… de plus complexe ! Confrontés au côté obscur de leur ambition, comment pourront-ils se réinventer à une époque où le passé est accessible en un seul clic ?
Au Studio (Grand Théâtre) – Luxembourg. Première, lundi à 20h. Jusqu’au 29 avril.