Les Théâtres de la Ville poursuivent leur cycle Ibsen avec Hedda Gabler, pièce aussi complexe que son personnage phare, incarné magnifiquement par Myriam Muller. Critique.
D’un avis unanime, il est entendu de dire qu’Hedda Gabler est une pièce majeure du répertoire théâtral, et son personnage féminin, l’un des plus beaux de la dramaturgie. Beau, mais complexe ! Deux attributs qui plaisent à Marja-Leena Junker, qui aime mettre en scène des figures fortes, invitée ici par les Théâtres de la Ville pour signer un nouvel épisode du cycle Ibsen.
Rappelons que l’auteur norvégien (1828-1906), en son temps, est allé à contre-courant des idées reçues et de la bourgeoisie galopante, faisant sauter les verrous en abordant des thématiques telles que l’hypocrisie des élites, l’euthanasie, l’inceste ou encore l’émancipation des femmes. Le tout servi à travers un regard froid et implacable, comme le sont ses terres d’origine.
Hedda Gabler ne fait pas exception à cette doctrine. C’est même une œuvre d’un noir d’encre, sans espoir, et d’une lucidité tranchante sur la condition humaine. Soit l’histoire, tragique, de la fille d’un général, tout juste marié à un homme «pantouflard», Jørgen, qui brigue un poste à l’université, auprès duquel tournent Brack, ami de la famille et conseiller «en toute chose», une tante et une bonne.
Vite, elle apprend qu’un de ses anciens amants, Ejlert, ancien bohème porté sur la bouteille (qui s’est toutefois «bonifié» au contact de Thea), est de retour en ville. Mieux, son dernier livre est un véritable succès ! Déçue de son mariage, et de la vie tout court, Hedda lâche prise et, telle une adolescente boudeuse, entre moqueries gratuites et cruauté délibérée, s’en prend sans retenue à tout cet entourage. Elle-même n’en sortira pas indemne…
« Je n’ai de disposition que pour une seule chose : m’ennuyer à mourir ! »
On l’aura compris, au cœur de cette petite-bourgeoisie qui s’anime mollement dans des ronds de jambes, Hedda prend toute la place, tire toutes les ficelles avant de quitter ce jeu de marionnettes dans lequel elle ne trouve pas sa place. Sous cette lumière d’un blanc aveuglant, la comédienne Myriam Muller, superbe, joue la mine triste, sans sourire ou presque, cynique et manipulatrice dans son rapport aux autres, désemparée et l’âme ruinée quand elle se retrouve seule. «Je n’ai de disposition que pour une seule chose : m’ennuyer à mourir !», clame-t-elle dans une triste prophétie.
Oui, elle aimerait respirer plus fort, elle dont on loue l’intelligence, la beauté, l’allure, «montant à cheval (…) dans sa robe d’Amazone, plume au chapeau !». Oui, elle voudrait s’échapper de cette société médiocre qui ne lui correspond en rien et accéder à quelque chose de pur, de beau. Elle en est convaincue : elle ne veut surtout pas être une épouse, ni une mère, ni une maîtresse ! Mais par lâcheté, elle n’arrive pas à se libérer de ce poids de l’interdit, du regard de ceux qui l’entourent, de la convenance, de l’héritage familial. Un oiseau en cage, minuscule silhouette traînant sa langueur dans le décor immaculé de Christian Klein, tout droit sorti d’un magazine de design.
Une présence, lumineuse et malfaisante à la fois, qui éteint tous les autres personnages de la pièce, peinant alors à se mettre à la hauteur de son ardeur de vie, eux qui s’agitent pour des perspectives, disons, moins poétiques : un poste de professeur, la perspective d’une liaison adultère, la venue au monde d’un enfant. «Si je monte cette pièce, c’est parce qu’il y a Myriam Muller !», confirme, dans les notes d’intention, Marja-Leena Junker qui, sans manquer de respect au reste de la troupe, est tout heureuse de voir sa «protégée» dans un nouveau rôle de femme forte – elle a déjà joué Électre, Aricie, Marthe dans L’Échange, Nina dans La Mouette ou Ysé dans Le Partage de midi.
Elle nous choque, mais finalement, on la plaint
Hedda Gabler serait-elle donc une pièce sur l’émancipation, saluée comme telle il y a plus d’un siècle par les mouvements féministes naissants ? La metteuse en scène préfère, comme son héroïne, ne pas se perdre en explications. Certes, elle donne à sa bonne des airs «punk-gothiques», et un regard qui ne se dérobe pas sous ceux des hommes. Mieux, dans un aparté à la forme d’une grosse bulle d’oxygène, elle réunit son jeune trio sous l’hymne de Bonnie Tyler (I Need a Hero), pour une soirée alcoolisée et libératoire sans l’ombre pesante du patriarcat. Mais, et c’est là tout le mérite d’Henrik Ibsen, son personnage phare n’est pas seulement une victime, elle est aussi bourreau. Elle nous choque, mais finalement, on la plaint. Cette sinuosité l’a rendu perméable à toutes les analyses, surtout que la pièce ne donne pas dans les longs dialogues, ni dans les éclaircissements psychologiques, préférant les échanges brefs, les allusions.
La question est dès lors posée : serait-elle un monstre névrosé, à l’ego boursouflé (comme certaines théories freudiennes essayent de le démontrer) ? Ou plutôt l’image d’un être qui, désabusée par une vie sans «couronne de pampres» et ne manquant de rien, en vient à se faire souffrir et à faire souffrir les autres pour se convaincre qu’il est bien en vie ? Chercher une réponse amènerait forcément à réduire cette Hedda Gabler, qui, dans sa souffrance et dans sa lutte, montre surtout qu’elle est humaine. Chose dont on peut douter à propos de son entourage, surtout avec cette scène finale où son suicide est accueilli dans l’indifférence générale. «Mais, miséricorde de Dieu, ces choses-là ne se font pas!», soutient, dans un malentendu presque comique, le conseiller Brack. Et dans sa flamboyante robe rouge, la défunte semble, paradoxalement, plus vivante que tous les autres.
Grégory Cimatti
Mise en scène Marja-Leena Junker, avec Myriam Muller, Tom Leick-Burns, Serge Wolf, Nicole Dogué, Hana Sofia Lopes, Jeanne Werner, Valéry Plancke au Grand Théâtre – Luxembourg / Jusqu’au 22 octobre.