Souvent méprisés, réduits au silence ou cantonnés à des tâches minimalistes, les agents de surveillance reprennent le pouvoir avec la pièce Gardien Party, où ils racontent leur vie de tous les jours et leur vie intérieure. Découverte.
Entre deux salles, cachés dans un coin ou déambulant dans le silence comme des âmes en peine, on tombe régulièrement sur eux, sans vraiment trop y faire attention. Bouches cousues et regards aiguisés, les gardiens de musée sont à la fois visibles et absents. Un paradoxe pour ces surveillants du patrimoine artistique, autorité fantomatique à qui l’on demande de protéger les œuvres d’un public de plus en plus inquisiteur, tout en restant le plus possible discret.
C’est qu’il ne faudrait pas non plus contrarier la visite ! Le dramaturge Mohamed El Khatib s’en est rendu compte, lui qui à chaque tournée, à chaque voyage, passe «systématiquement» par un musée. «Ce sont les grands oubliés du dispositif muséal, dit-il. Ils n’ont aucun cartel et on ne leur accorde aucune attention particulière, alors qu’ils sont là en permanence.»
Rapidement, une question, qui tient de l’ordre du «fantasme», le taraude : «À quoi pensent-ils ? Qu’est-ce qu’ils imaginent ? J’ai voulu élucider ce mystère.» Son idée et son envie ? «S’asseoir devant eux et les écouter, comme s’ils étaient des œuvres vivantes.» Chose dite, chose faite : accompagné de l’artiste-romancière Valérie Mréjen, il décide alors de les mettre en lumière. En somme, leur redonner une voix et une présence.
Ce sera la pièce Gardien Party, créée en septembre 2021 au MuCEM (Marseille), qui passe par le Luxembourg et la Villa Vauban pour quatre représentations ce week-end. Un spectacle qui se veut le témoin d’une vie quotidienne faite d’immobilisme, d’ennui, d’attente et de vigilance. Qui parle de la réalité pragmatique de la surveillance aux fictions qu’ils composent pour tuer la monotonie. D’amour de l’art aussi.
«Ne pas toucher, s’il vous plaît!»
Après notamment Moi, Corinne Dadat, qui proposait à une femme de ménage et à une danseuse classique de faire un point sur leurs compétences, ou encore Stadium, qui convoquait 58 supporters du Racing Club de Lens sur scène, Mohamed El Khatib poursuit son obsession pour le théâtre documentaire, témoin d’une époque et par ruissellement, nécessairement authentique. «On en a interviewé une centaine un peu partout dans le monde, explique-t-il. Et qu’on soit à Dakar, Tokyo, New York et même Clermont-Ferrand, c’est toujours la même chose !»
Il y a en effet ces regards hautains, ces gestes répétitifs, le rituel des pauses, sans oublier le rapport au public. «Les gens ne nous demandent pas grand-chose. Juste où sont Matisse, Chagall… et les toilettes !», témoigne l’un d’eux.
Sans omettre cette interdiction, formelle et frustrante, de commenter les œuvres (alors qu’ils connaissent les discours des curateurs par cœur), et cette obligation entêtante de répéter, sur tous les tons et dans toutes les langues, «ne pas toucher, s’il vous plaît !». En outre, après leur enquête commune, trois catégories de gardiens se distinguent.
«Il y a ceux qui font ça de manière temporaire, des étudiants en art ou des artistes, détaille-t-il. Mais pour une majorité, ça dure toute une vie. Ensuite, on trouve les amoureux des musées, surqualifiés mais au service du public. Enfin ceux qui sont là par hasard, comme s’ils seraient au supermarché ou ailleurs !»
«Tout le monde peut faire du théâtre»
Un dernier cas, malheureusement, de plus en plus fréquent selon lui, en raison d’une sous-traitance massive de la fonction, qui se tourne désormais vers la sphère privée. «Vous perdez alors la mémoire du musée. Ça fait des dégâts !», lâche-t-il. Ce qui fait qu’à certains endroits, le métier est vu comme «rude», et où le gardien est réduit au statut de «cheville ouvrière méprisée». Mais à d’autres, comme en Scandinavie, la vision est bien différente : «Au Moderna Museet de Stockholm, par exemple, ils sont considérés comme la peau du musée. Une belle peau, c’est en effet la première chose que l’on voit : il faut donc en prendre soin!»
Mais Mohamed El Khatib et Valérie Mréjen ne sont pas seulement partis à la rencontre de ces figures de l’ombre. Dans une volonté d’honnêteté, ils en ont fait la base et tout l’intérêt de leur pièce, avec six vrais gardiens au casting, sans autre comédien(ne). «Ça aurait été une nouvelle forme de mépris, une violence supplémentaire, si on leur avait demandé de ne pas parler.» Gardien Party s’anime ainsi autour de Margarita Pavlovna Khissamova (Russie), Seung Hee Kim (Corée), David Hibernie et Jean-Paul Sidolle (France), Carolina Hindsjö (Suède) et Robert Smith (États-Unis). Un choix fort à voir comme un «geste démocratique», selon lequel «tout le monde peut faire du théâtre».
«Chez eux, ils sont maîtres de leur histoire !»
Mieux, les représentations, depuis deux ans, prennent place au cœur même du sujet, le musée, et non au théâtre, afin «d’inverser le dispositif» : «Au musée, vous ne faites que passer et là, on vous demande de vous arrêter, d’écouter des gens que vous n’avez pas l’habitude d’écouter, d’être confronté à leur réalité.» Une façon, également, de leur redonner le «pouvoir». «On est chez eux. Ils sont maîtres de leur histoire !» Ici, les agents ne sont pour le coup pas dans le coin d’une pièce à observer, mais en face du public pour lui raconter des histoires, drôles ou pleines de spleen, qui viennent toujours du corps et du cœur : «Il faut avoir une vie intérieure riche pour passer sept heures debout dans une salle sans rien dire, ou peu. L’introspection est permanente.»
Des moments joyeux, «petits miracles d’une grande intensité», aux doutes et à la nostalgie, tout le monde semble gagner de ces confidences et ces mises à nu. Le gardien d’abord, dont ceux qui, à domicile, viennent voir le spectacle. «Il y a une empathie qui se dégage immédiatement, quelque chose de réparateur.» Ensuite le public, qui change son regard sur la fonction et sur celui ou celle qui l’exerce : «Il voit les gardiens comme une ressource : ils ont dès lors une histoire, une trajectoire.»
Les institutions et centres d’art, enfin, qui trouvent là matière à se réjouir doublement, grâce à «cette mise en lumière d’un métier rarement valorisé» par eux, et à ce qui fait leur raison d’exister : les œuvres : «Les gardiens ne parlent pas que de leur travail mais aussi de leurs tableaux et sculptures préférés, et la vie de ceux-ci» entre quatre murs. De quoi rendre la prochaine vite au musée bien différente.
La pièce
Partis à la rencontre de gardiens de musées du monde entier (France, Portugal, Autriche, Suède, Russie, États-Unis…), les auteurs restituent le quotidien de ces personnes bien présentes lors de nos visites aux musées, et en même temps presque invisibles. Six véritables agents de surveillance tous horizons partagent avec le public leurs parcours, leurs regards, leurs anecdotes, leurs rapports personnels aux œuvres, aux visiteurs et au temps. Une invitation à découvrir une dimension intime et méconnue de ce qui fait le musée d’aujourd’hui.
Villa Vauban – Luxembourg. Ces vendredi soir et samedi à 15 h et 19 h. En allemand, anglais, russe et suédois (surtitres français-anglais). Dans le cadre du TalentLAB.