Frieda Gerson est l’une des nouvelles voix singulières au Luxembourg. Mêlant cirque, théâtre et danse dans des spectacles hybrides, elle ne jure que par la collaboration et l’esprit de corps. En atteste sa première création d’envergure, Parasite, dévoilée au TNL.
On pourrait dire qu’elle est la petite bête (du théâtre) qui monte… Si Frieda Gerson a fêté ses 38 ans mercredi, le rendez-vous qui l’attend ce jeudi soir est aussi marqué d’une croix rouge dans le calendrier : la première de Parasite, pièce qui l’«habite» depuis des années et qu’elle a présentée au TalentLab 2019. Un premier spectacle d’envergure, à la croisée de l’étude scientifique et de l’absurde, qui se définit comme «biologique» : soit «une exploration par le corps de ce qui se passe dans le cerveau». Sous la loupe, la jeune femme (avec Baptiste Gaubert, co-auteur) étudie l’infection parasitaire et ses conséquences sur les notions de choix, de destin et d’identité, idée transmise sur scène par un trio à la folie contagieuse (Marina Monmirel, Julieta Martin et Julien Charrier).
Une proposition qui (d)étonne, dans le fond comme la forme, mais qui colle assez bien aux envies hybrides de cette touche-à-tout née à San Francisco et arrivée en Europe à 18 ans. D’abord artiste de cirque, elle multiplie ensuite les formations entre Paris et New York (théâtre corporel, masqué, immersif…), créant dans son sillage de nombreuses associations (Cirque Kallisti, Collectif en Cours). Un geste nécessaire, essentiel même, pour elle qui ne jure que par la coopération et l’esprit d’équipe – elle définit d’ailleurs Parasite comme une «création collaborative». Avant d’en découvrir une nouvelle estampillée «Esch2022» en août (Desire Lines avec Ampersand Variations), Frieda Gerson sort de son cocon et se raconte. Entretien.
Dans quel état d’esprit êtes-vous juste avant la première d’un projet qui vous vampirise depuis longtemps ?
Frieda Gerson : Je suis contente que ce projet naisse enfin, surtout au Luxembourg où tout a finalement commencé. Ça fait sens et la boucle est bouclée! Je suis impatiente de voir sur scène quelque chose qui n’a longtemps existé que dans ma tête. Aujourd’hui, toutes les pièces du puzzle sont en place.
Depuis quand cette idée vous «parasite»-t-elle ?
Ça fait des années ! Si on a commencé à écrire fin 2018, faire quelque chose sur le sujet de la toxoplasmose me trotte dans l’esprit depuis plus longtemps encore.
Était-ce important, alors, de porter par vous-même un projet ?
J’ai régulièrement été sur scène, mais à la longue, j’ai eu envie de créer quelque chose qui me correspondait plus, qui soit fidèle à mes valeurs, mes envies, mon esthétique aussi… L’appel à projet du TalentLab a été comme un coup de pied aux fesses, nécessaire, pour me lancer. Jusque-là, je n’avais rien fait d’une telle envergure, juste de petites propositions, en solo ou entre amis.
Quels souvenirs gardez-vous justement du TalentLab ?
En tant qu’artiste, quand on travaille dans de bonnes conditions, ça se ressent et ça va plus vite! On s’est lancés dans cette expérience avec cœur, rassurés aussi par le soutien des Théâtres de la Ville et les parrainages (Chris Thorpe et David Bobée). C’est mieux, en tout cas, que de répéter sous un chapiteau ou dans des squats mal chauffés, comme ça m’est déjà arrivé en France.
Votre projet s’est-il concrétisé à ce moment-là ?
En tout cas, on ne faisait pas fausse route (elle rit). J’avais une certitude : que cette combinaison entre approche scientifique, personnelle et absurde fonctionnerait. Après, on a tenté des choses qui n’ont pas marché, mais c’est aussi le but de ce genre de plateforme! Oui, j’avais envie de me tromper mais la plupart des idées sont finalement restées, sous une forme ou une autre.
Revenons à la toxoplasmose. D’où est née cette idée de faire une pièce à partir de cette infection ?
Je suis fascinée par la manipulation parasitaire car elle soulève de nombreuses questions à propos du choix et de l’identité. Regardez la toxoplasmose : elle infecte le rat afin de se reproduire chez le chat. Elle diminue alors son temps de réaction et pire, l’amène à être attiré par l’odeur de son prédateur. Une forme de suicide… C’est dingue! Pendant longtemps, elle a été considérée comme asymptomatique chez l’humain. Mais de récentes études cherchent à montrer qu’elle n’est pas si anodine que ça et qu’elle pourrait être le vecteur de la schizophrénie ou de la dépression.
Pour un petit parasite, c’est effectivement fou…
Et ça interroge : que pourrait-il y avoir d’autre à l’intérieur de nous, que l’on ne connaît pas, ayant la capacité de faire dysfonctionner notre cerveau? De modifier notre identité, nos désirs, notre manière d’appréhender le monde? De remettre en question ce qu’on appelle le libre arbitre? C’est flippant!
Est-ce devenu un sujet obsédant ?
Oui, car plus on creuse le sujet, plus il devient vaste! Et ça amène invariablement à d’autres idées. Bon, tant pis, je vais spoiler (elle rit). Dans le spectacle, on parle notamment du virus de la grippe qui, durant les deux premiers jours, est contagieux et ne développe aucun symptôme. Surtout, c’est démontré, il rend, au cours de cette période, plus sociable! On dit souvent : « Ah, je suis sortie et je suis tombée malade », mais c’est tout l’inverse! Voilà comment cette chose insignifiante, sans cerveau ni cellule, s’est développée. On se fait manipuler!
Vous parlez de manipulation et de sujet trop ample pour en prendre toute la mesure : on est dans la «fake news», non ?
Au final, la transmission des idées est comme celle des virus. Elles n’ont pas besoin d’être vraies, mais juste faciles à propager. C’est une contagion invisible, transmise par les mots, d’un cerveau à l’autre. La réalité, la vérité deviennent malléables : le corps et l’esprit sont alors de la matière à manipuler.
Toutes ces réflexions aboutissent à ce que vous appelez un «spectacle biologique». Qu’est-ce que c’est ?
Disons que ce pourrait être un documentaire sur la nature, genre Our Planet, sauf que c’est du théâtre avec des humains sur scène (elle rit). Ils font les insectes, rampent par terre, illustrent avec leur corps un champignon parasitaire, mais il y a quand même des théories scientifiques!
Cette forme singulière de théâtre est-elle le résultat de votre formation, assez hybride ?
J’ai en effet cherché des choses partout! J’ai commencé par le cirque, avant de quitter les États-Unis pour l’Europe. Là, j’ai eu envie de découvrir d’autres cultures, d’autres manières de faire, d’apprendre, d’avoir de nouveaux bagages. J’ai alors étudié le théâtre corporel, le théâtre masqué et surtout la technique du «Viewpoints», qui m’a le plus marquée. De ces formations est notamment né le Collectif en Cours, qui se détache des contraintes de production pour se focaliser sur une création axée sur un travail d’équipe total.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le « Viewpoints » ?
C’est une forme d’improvisation, développée par la chorégraphe Mary Overlie, qui permet de décomposer et d’examiner tout ce qui peut se produire sur scène dans le moment présent. Il y a l’espace, le temps, les formes, le mouvement… Habituellement, au théâtre, le plus important, c’est le texte, puis le jeu, les lumières, la scénographie. Chaque metteur en scène va créer une hiérarchie entre ces éléments. Là, on remet tout à plat, on multiplie les points de vue, on décentralise l’artiste. La metteuse en scène Anne Bogart définissait le procédé ainsi : « Sur un plateau, on raconte toujours deux histoires : celle que l’on a écrite et qu’on livre au public, et celle qui se passe réellement entre les personnes sur scène »… Replacer l’humain au cœur du processus de création, c’est essentiel!
Vous défendez d’ailleurs l’importance du travail collaboratif…
Pour moi, c’est nécessaire que tout le monde ait de l’espace pour partager ses idées, ses envies, son énergie et son état d’esprit du moment… On travaille avec des humains, pas avec des robots ! J’essaie alors de mettre en place une bulle où chacun peut arriver avec ses particularités et ses différences, qu’il aille bien ou mal, qu’il soit frustré ou non. C’est un équilibre compliqué à trouver, mais on s’y accroche! Car c’est important de défendre des endroits libérés de toute contrainte financière, où l’on est juste là à partager, échanger, créer.
Vous vivez entre Saint-Denis (banlieue parisienne) et Esch-sur-Alzette. Quel regard portez-vous sur la scène théâtrale luxembourgeoise ?
Elle est d’une richesse folle! Je suis constamment impressionnée par la variété des propositions et cette capacité à inventer des formes nouvelles. J’ai vu plusieurs créations cette année, avec des choix forts, risqués même, dans la mise en scène. Notamment Amer Amer (NDLR : de Jérôme Michez et Elsa Rauchs), où c’est une femme prise au hasard dans le public qui joue le deuxième rôle. C’est osé, non ?
Avez-vous des ambitions par rapport au Luxembourg et des envies de retour sur scène ?
Je ne sais pas si je vais rejouer, car cette place de metteuse en scène me plaît énormément. Évidemment, j’aimerais bien faire d’autres projets au Luxembourg : j’y ai fait de belles rencontres qu’il serait dommage de négliger, et j’ai des idées qui commencent à s’agiter. Il faut qu’elles s’expriment!
Le TalentLab, c’est mieux que de répéter sous un chapiteau ou dans des squats mal chauffés!
La transmission des idées est comme celle des virus. Elles n’ont pas besoin d’être vraies, juste faciles à propager…
La pièce
La manipulation mentale n’est plus de la science-fiction. La capacité des parasites à manipuler la cognition et le comportement de leur hôte est fascinante, car elle soulève des questions philosophiques telles que la notion de libre arbitre. Parasite utilise l’infection parasitaire comme point de départ pour examiner des notions de choix, destin, désir et les traits que chacun de nous vient associer à son «soi». Le corps est le premier outil d’expression pour ce projet mêlant cirque, théâtre physique et recherche scientifique : ainsi, les artistes exploreront par le corps ce qui se passe dans le cerveau.
«Parasite» TNL – Luxembourg. Ce jeudi soir, vendredi et samedi à 20 h.