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[Théâtre] Emil Zátopek, bien plus qu’un coureur


Emil Zátopek suivi d'Alain Mimoun et Herbert Schade lors de la mythique finale du 5 000 m des JO d'Helsinki, le 24 juillet 1952. (Photo : DR)

Il y a quelque temps, nous sommes allés assister à la pièce Mimoun et Zátopek de Vincent Farasse. Un monologue sur scène où le comédien-coureur, Ali Esmili, y met véritablement son cœur et ses tripes.

Metz, Espace Bernard-Marie Koltès, 18h. Alors que les derniers spectateurs prennent place, Covid-19 oblige, de manière ordonnée et masquée dans le théâtre du Saulcy, Karim (45 ans), ouvrier-mécanicien des années 70*, est déjà sur scène. La lumière est clair-obscur, le décor dépouillé.

À la suite d’une menace de suppression de postes, il occupe son usine. C’est la nuit. Veste en cuir brun sur le dos, il fait les cent pas en feuilletant les pages jaunies de L’Huma. Il repense à sa première action militante. C’était en 1947, l’année de ses 15 ans. Dans sa tête, ça bout, à l’image de la cafetière qu’il a mis en route et qui fait couler le café. Mais il ne faut pas que Karim s’écarte de son objectif premier : «garder la porte» comme il dit, pendant que ses collègues sont à l’AG.

Il se trouve que le patron de l’usine d’automobiles dans laquelle il travaille veut virer 50 types. Pas question de se laisser faire. Ils ont donc décidé de l’occuper. Et Karim et ses camarades prolos vont se battre avec force, avec foi, pour défendre bec et ongles leurs emplois. «Faut pas qu’ils lâchent, les gars !», répète-t-il d’un ton déterminé.

1947, c’est également l’année où Karim adhère au Parti communiste, où il se passionne pour la course durant cette période de grandes grèves. Encouragé par son collègue Joseph qui l’a présenté à Renzo, l’entraîneur de la FSGT, il finira même 2e de la course juniors du cross de L’Huma, une institution à l’époque. Cinq mille coureurs dans le bois de Vincennes, fallait voir ça ! Ses héros d’alors se nomment Alain Mimoun («Ould Kacha», Français d’Algérie comme lui, mais… gaulliste) et Emil Zátopek («la Locomotive tchèque»).

Seul dans son usine, Karim se désole de la situation du coureur Emil Zátopek, rétrogradé par le régime communiste. «Ils lui font ramasser les poubelles, maintenant», souffle-t-il. Pas que le métier d’éboueur soit dégradant, ça non. Mais c’est vécu comme une punition, un affront pour celui qui a tant donné à la nation (quadruple champion olympique aux Jeux de 1948 et 1952, dont un triplé historique 5 000 m, 10 000 m, marathon aux JO d’Helsinki).

Avec son allure dégingandée, son crâne déplumé, Emil n’était pas beau à voir, mais il courait vite. Et surtout longtemps. Quand vous courez à ses côtés, «le piège, c’est que vous savez jamais s’il court ou s’il se repose. Je vous jure que c’est vrai. Vous savez pas…».

Pour Bob Tahri, Zátopek est à jamais le pionnier

Zátopek, pourtant, a incarné auparavant mieux que quiconque ce grand coureur de l’ex-bloc de l’URSS, du peuple, de l’Internationale, des travailleurs. Un vrai communiste, un forçat de la route, un stakhanoviste acharné, précurseur de l’entraînement en course à pied. Notamment du fractionné, une des clefs de la progression. Figurez-vous que l’Emil était capable de s’enquiller une séance de 100*400 m (réalisés en 1’30 » en moyenne, avec environ un tour en deux minutes pour récupérer) dans la journée ! Oui, vous avez bien lu, messieurs, dames : pas 10, pas 20, pas 30 mais bien 100 répétitions ! Bref, c’était un fou furieux ce mec !

En compétition, l’Emil ne s’estimait jamais battu. Il était un lâche rien magnifique, comme lorsque ce jour de juillet 1948, aux JO de Londres, où alors qu’il est en 3e position de la finale du 5 000 m il piqua un sprint insensé, monumental. Il remonte Sluijkuis mais vient mourir à un souffle de Reiff. Il gagnait à un mètre près. Le monde entier s’interrogeait. «Qui était ce type ?» Ce type qui «bientôt, allait devenir bien plus qu’un coureur. Bien plus».

La preuve, lors de la discussion qui a suivi la pièce, Bob Tahri (alias le «Kényan blanc»), adjoint à la ville de Metz et ancien champion de demi-fond (notamment médaillé de bronze aux Mondiaux d’athlétisme en 2009 sur 3 000 m steeple), confiera, alors qu’il n’est pourtant pas du genre à collectionner ses récompenses pour un sou, avoir gardé précieusement le beau trophée de sa victoire au meeting d’Ostrava (le fameux Golden Spike) en 2005.

Car celui-ci, à ses yeux, a tout bonnement une saveur particulière : il a été glané de haute lutte dans le pays d’Emil Zátopek, bien plus qu’un coureur. Bien plus que le premier homme à couvrir plus de 20 kilomètres dans l’heure, à descendre sous les 29′ au 10 000 m. Un homme qui, a son époque, a reflété une certaine idée du sport ouvrier. Une légende, un héros des temps modernes, qui, comme l’a écrit joliment Jean Echenoz**, a participé à sa manière à la révolution. Qui se poursuit aujourd’hui. Et qui avance. Lentement mais sûrement. «Demi-seconde par demi-seconde.»

Ismaël Bouchafra-Hennequin

* La scène se déroule précisément en 1972.

** Voir notamment à ce sujet la belle biographie romancée consacrée à Emil Zátopek : Courir, de Jean Echenoz (2008).

Mimoun et Zátopek, de Vincent Farasse (1h15). Avec Ali Esmili. Collectif les Trois Mulets.

Pour en savoir plus :

– L’interview d’Ali Esmili, le comédien de la pièce Mimoun et Zátopek (vidéo)
– Le texte de la pièce Mimoun et Zátopek, écrite par Vincent Farasse, est disponible aux éditions Actes Sud
– Le documentaire La Légende d’Alain Mimoun de Benjamin Rassat (2010, vidéo)