Avec J’ai des doutes, ce soir au Théâtre d’Esch, François Morel propose un spectacle mêlant la poésie absurde de Devos à son univers. Ce qui donne un moment de magie pure, de poésie délicate, de bonheur simple. Oui, un spectacle à voir en priorité!
Au tout début, il y eut le chaos. Un déchaînement d’éclairs, des craquements d’orage, et surgit alors une créature (humaine?) toute drapée de noir, violon dans une main, archet dans l’autre, qui vient rapporter un échange entre Dieu et saint Pierre. Le premier demande au second de faire venir à lui Devos.
Oui, Raymond Devos, né le 9 novembre 1922 à Mouscron, en Belgique, humoriste, acteur (il a tourné dans huit films) et musicien, célèbre pour son art du jeu de mots, sa mise en perspective de la cocasserie du quotidien et son goût du non-sens et de la dérision, mort le 15 juin 2006 à Saint-Rémy-lès-Chevreuse dans la banlieue sud-parisienne…
L’échange a été imaginé et est rapporté par François Morel, comédien estampillé Deschiens (mais pas que…), chanteur, chroniqueur radio, écrivain… On a compris, Devos ne répondra pas à la convocation du Créateur, il a préféré la compagnie de François Morel, 61 ans; depuis 2009 sur France Inter, le vendredi cinq minutes avant 9 h, il assure une chronique matinale et hebdomadaire où il fait preuve d’un humour tout aussi mordant qu’absurde. L’un et l’autre, Devos et Morel, ont la même philosophie de vie, résumée en quatre mots : «J’ai des doutes.»
L’intemporalité des mots
Oui, des doutes sur cette vie sur Terre où l’absurde fait si souvent loi. La preuve : mon chien parle, ce car qui part au quart pour Caen mais quand!, ce rond-point impossible d’en sortir avec quatre rues toutes avec un sens interdit, l’appartement du dessus et le voisin du dessous qui enlève ses dessus pendant que, en sa compagnie, la voisine du dessus enlève ses dessous, Emmanuelle et Thérèse confrontées à une crise de foi(e)…
Et que dire de cet homme qui, depuis vingt ans, n’est pas gêné par l’augmentation du prix du carburant puisqu’il prend toujours pour 25 euros d’essence (on lui fait remarquer qu’ainsi il va de moins en moins loin, il répond : «Je vais où je veux!»). Surtout dans cet univers tout en absurdie et en poésie…
Et tout au long de J’ai des doutes, le spectateur est enveloppé, bercé, emporté par l’intemporalité des mots de Raymond Devos, funambule de l’ordinaire quotidien et de ses petits riens qui en font autant l’absurde que le charme. François Morel, lui, a l’élégance de se glisser à merveille dans les mots de Devos sans jamais en livrer une copie ou une parodie.
Quant à la mise en scène de ce spectacle créé à Paris en 2016 dans une première version revue et corrigée en 2018 puis en 2019, toujours à Paris (au théâtre du Rond-Point puis à la Scala), elle brille par sa sobriété. Ainsi, le spectateur se retrouve téléporté dans un univers où l’on prend plaisir à flotter en compagnie des mots, à jouer avec eux, même s’ils peuvent cacher quelque désespérance.
Sur la scène de l’Escher Theater, comme ce fut le cas à Paris et en tournée dans d’autres villes françaises, on savourera la belle complicité entre François Morel et le pianiste Antoine Sahler : le comédien-chanteur, l’ex-Deschiens (série cultissime qui a duré de 1993 à 2002 sur Canal+), ne craint pas de donner une belle et grande place à son compagnon de scène. C’est si rare… Oui, avec le génie de l’un (Devos) porté par l’admiration de l’autre (Morel), J’ai des doutes est bien la preuve que l’un et l’autre peuvent faire bon ménage!
Serge Bressan
J’ai des doutes, de François Morel, d’après Raymond Devos. Théâtre d’Esch, jeudi 22 octobre à 20 h.
Des livres et François Morel
En octobre, ce ne sont pas un, ni deux, mais trois livres signés François Morel qui sont publiés : un dictionnaire, une biographie et… de la littérature pour enfants. Un amoureux des mots, on vous dit!
Dictionnaire amoureux de l’inutile, de François et Valentin Morel (Plon)
On ne le dira jamais assez : dans la vie, il y a le futile, le nécessaire et aussi… l’inutile. Ce qui vaut bien un Dictionnaire amoureux de l’inutile, ce que n’ont pas manqué de rédiger les Morel père et fils, François et Valentin. D’emblée, la paire prévient les lectrices et lecteurs : «Le Robert s’enorgueillit de contenir 30 000 mots. On pourrait lui rétorquer qu’on s’en fout, qu’avec moins de 500 mots, on pourrait très bien se débrouiller, mais que serait le monde sans les écrivains et les mots peu utilisés…» Et de reprendre la formule de l’écrivain dada Francis Picabia (1879-1953) : «Il n’y a d’indispensable que les choses inutiles.»
Avec les Morel, on ouvre donc le Dictionnaire amoureux à la lettre A comme «Académie française» – précision : «Rassurez-vous. On ne va pas commencer par une entrée trop à charge et tellement attendue contre l’Académie française» – et on fermera le livre à la lettre Z comme Zou : «Il y a un moment, il faut bien arriver à transcrire la dernière entrée du dictionnaire (…) L’inutile, c’est l’infini.»
Au fil des quelque 520 pages, les Morel père et fils se sont allègrement amusés avec le M comme la moustache de Jean Rochefort, ou encore avec les châteaux de sable, voire les parenthèses dans l’œuvre du romancier Philippe Jaenada. Sans oublier les ricochets ou la guitare de Tino Rossi! Tout ça parce que, chez François et Valentin Morel, l’inutile est toujours et obligatoirement essentiel et indispensable. Voire métaphysique!
Tous les marins sont des chanteurs, de Gérard Mordillat, François Morel et Antoine Sahler (Calmann-Lévy)
D’Yves-Marie Le Guilvinec, on ne sait rien, si ce n’est qu’il est né Yves-Marie Le Corre en 1870 à Trigavou (Côtes-d’Armor, Bretagne) et mort en mer en 1900 «ivre de calva, de tafia, de vin rouge et d’anis pur», affirme la légende; qu’il a été marin sur le chalutier L’Audacieux et qu’il a écrit un recueil de chansons, La Cancalaise, imprimé en 1894… C’est tout.
Au hasard d’une promenade dans la petite station balnéaire de Saint-Lunaire, près de Dinard, François Morel déambule dans un vide-grenier, une «foire-à-tout». Là, il trouve un exemplaire défraîchi de La Cancalaise, douze chansons… Intrigué par l’originalité de ce qu’il lit, Morel approche son ami Gérard Mordillat, rejoints tous deux par l’auteur-compositeur-interprète Antoine Sahler, et ils se lancent dans une quête pour tracer la biographie de Le Guilvinec, dont on ne connaît aucune photo; donc Ernest Pignon-Ernest a imaginé en dessins les portraits du marin-chanteur.
Une biographie exhaustive de cet «oublié océanique», revendiquent les auteurs. Résultat : Tous les marins sont des chanteurs, avec également des lettres émouvantes de Le Guilvinec à sa mère. «Yves-Marie Le Guilvinec… Ce nom résonne aujourd’hui à nos oreilles comme un reproche. Qui encore le connaît? Quelle place accorde-t-on à Yves-Marie Le Guilvinec dans les anthologies de poésie ou de chanson française? Aucune», lit-on. Pourtant, rappellent Morel et ses complices d’écriture, Le Guilvinec «fit les beaux soirs de tous les bars, cafés et cafés-concerts entre Saint-Malo et Cancale»…
Le Téléphone du père Noël, de François Morel (textes) et Lili la baleine (dessins) (Michel Lafon)
Direction la Laponie, un peu au-dessus de Rovaniemi, au-delà de la ligne du pôle Nord où habite le père Noël. Lequel est un pote de François Morel, à coup sûr. C’est bien pour cela que celui-ci lui consacre un petit livre, Le Téléphone du père Noël, on le soupçonne même d’avoir dans son carnet d’adresses le 06 dudit père Noël. Donc, avec des illustrations de Lili la baleine, il s’est glissé dans la collection jeunesse «Une histoire et… Oli» avec bonheur et jubilation.
Ouverture : «La neige était finalement tombée en Laponie, juste une semaine après la nuit de Noël. C’était beau. C’était blanc. Tout était calme et silencieux. Les sons étaient si assourdis qu’on entendait à peine, près du puits, une maman renard réprimander son renardeau qui refusait d’enfiler sa casquette de trappeur. Dans le ciel, volaient des oiseaux emmitouflés dans des écharpes et des bonnets de laine. La neige, en flocons, tombait en tourbillons, enveloppant les maisons, les balcons, les vallons…»
Le père Noël a fait son boulot annuel, dans la nuit du 24 au 25 décembre. Et là, maintenant, brillante, immaculée, la neige recouvre toujours le paysage où l’on croise des rennes qui font du patinage artistique ou de la musique! La mère Noël s’adonne à la méditation. Mais lui, que peut-il bien faire, comment va-t-il occuper ses jours et ses nuits jusqu’à la Noël prochaine? La solution lui apparaît, soudaine : personnage formidablement de son époque et branché à la technologie, il va donc s’acheter un téléphone portable!
S. B.