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[Théâtre] Chris Thorpe : «Nous n’avons pas le temps avec la menace nucléaire»


Avec A Family Business, le dramaturge britannique Chris Thorpe lutte pour une normalisation de la discussion sur les armes nucléaires dans notre vie quotidienne.

Chris Thorpe veut que vous parliez des armes nucléaires, car elles existent et pèsent invisiblement sur notre quotidien. Pour mieux refléter leur réalité, sa pièce documentaire A Family Business reste «en constante évolution, car elle est influencée en partie par qui nous sommes, là où nous sommes, ainsi que par la situation mondiale». Le dramaturge britannique raconte l’histoire humaine derrière la menace nucléaire, en focalisant le regard sur les personnes qui travaillent chaque jour en direction de l’interdiction de ces armes qui ont le pouvoir de réduire le monde à néant. La pièce, jouée hier et ce soir au théâtre des Capucins, a été coproduite en partenariat avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

A-t-il été difficile d’accéder au monde des armes nucléaires – et de ceux qui souhaitent les interdire ?

Chris Thorpe : Comme souvent avec mon travail, mon entrée en matière s’est faite par accident, parce qu’une spectatrice avec qui j’ai eu l’occasion de discuter à la suite d’un de mes précédents spectacles se trouvait être la Première conseillère au contrôle des armements auprès du Comité international de la Croix-Rouge. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Véronique Christory, car elle m’a donné accès à des gens ayant une immense expertise des armes nucléaires et des processus diplomatiques de désarmement.

Comme tout le monde, les gens dans ce domaine sont heureux de parler du travail qui les passionne, qu’ils soient partisans du désarmement ou qu’ils soient la voix opposée dans le débat. Tous reconnaissent qu’il est important de normaliser le sujet des armes nucléaires dans nos conversations de tous les jours. Et c’est en partie l’objectif de la pièce : faire grandir le sentiment que l’on peut, et que l’on doit, avoir cette conversation.

Cet accueil très compréhensif et ouvert vous a-t-il surpris ?

En tant qu’être humain ordinaire, oui. Mais je suis aussi conscient qu’en tant que dramaturge, j’ai le privilège de la tactique d’approche : mes interlocuteurs comprennent l’objectif de notre conversation. Il ne faut pas omettre que c’est un monde qui change de forme, selon la personne à qui vous vous adressez. Certains ne veulent ou ne peuvent pas dire certaines choses. Un expert engagé dans le désarmement nucléaire à l’échelle mondiale sera de fait plus ouvert, ou du moins plus bavard, qu’un responsable diplomatique auprès d’un État nucléaire.

Est-ce qu’on tait le sujet parce qu’il nous semble inaccessible, ou nous est-il présenté comme inaccessible pour qu’on le taise ?

C’est l’avantage de certains de faire croire que la situation est plus complexe qu’elle ne l’est réellement. Qui considèrent sans doute que la personne insignifiante que je suis n’a pas besoin d’être impliquée dans cette histoire. On parle là de gens qui doivent, en même temps, créer le sentiment général que les armes nucléaires sont utiles, à travers l’argument récurrent de la « dissuasion », mais aussi décourager le grand public de remettre en question la validité de ce principe de dissuasion. Personnellement, je ne crois pas qu’il y ait une barrière scientifique ou politique qui empêche de normaliser la conversation sur un objet qui a le potentiel de détruire le monde. Mais je crois aussi que, pour d’autres, il est plus facile d’imaginer – et donc renforcer discrètement l’idée – que cette barrière existe. Ce spectacle vise à prouver que les gens ordinaires se sentiront en contrôle s’ils souhaitent retourner à leurs vies ordinaires après le spectacle, et avoir cette conversation ordinaire avec les gens ordinaires qui les entourent.

La peur et le sentiment d’illégitimité sont-ils les premiers obstacles à cette normalisation ?

Oui, l’un des principaux obstacles est notre peur naturelle. Un autre est que l’on ne nous dit rien, donc on ne peut qu’imaginer l’ampleur destructrice de ce qui se trame très concrètement dans notre vie quotidienne. On ne pense pas, par exemple, qu’économiquement parlant, la simple existence des armes nucléaires et des infrastructures qui les entourent est un facteur d’inégalité mondiale et, donc, de racisme. Il est bien entendu difficile de penser à ces choses-là, mais il y aura toujours ceux qui préfèrent simplement ne pas en parler. C’est leur responsabilité.

Pour écrire cette pièce, vous avez rencontré d’éminents spécialistes et acteurs de ce monde, vous avez également assisté à la toute première réunion des États membres du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN, non signé par le Luxembourg), à Vienne en 2022. Tout cela vous a-t-il mis sur la voie d’une possible réponse ?

Dans un premier temps, il faut repenser l’idée, tout simplement fausse, qu’une fois que l’on a inventé l’arme atomique, on ne peut plus la faire disparaître. Ce n’est peut-être pas le bon moment de prendre de grandes décisions, mais c’est tout de suite qu’il faut créer les bonnes conditions qui permettront à ces décisions d’arriver un jour. Tout est plus compliqué car, la plupart du temps, ces armes existent passivement, comme moteurs de crises. C’est le cas avec l’invasion russe de l’Ukraine et la guerre à Gaza. Aujourd’hui, on réalise le risque qu’elles représentent pour l’humanité. Mais il existe aussi la possibilité d’un usage accidentel des armes nucléaires, dû aux instabilités amenées par le dérèglement climatique et la crise environnementale.

J’espère que cette pièce continue dans la bouche de ceux qui y ont assisté

Qu’apprenez-vous de votre public, avec qui vous échangez à l’issue de vos représentations ? 

Mon public est différent, y compris dans la même salle, d’un soir à l’autre. Des gens qui ont chacun une idée différente de ce qui peut être accompli, qui ont d’autres visions et autant de possibilités. Mais ce spectacle ne cherche pas à créer une solution au problème; nous essayons d’amener les gens à avoir cette conversation d’eux-mêmes. J’espère que cette pièce continue dans la bouche de ceux qui y ont assisté. Comme toujours, ce sont ceux qui possèdent la faculté d’avoir une conversation indépendante, active et informée sur le sujet qui trouveront la réponse. Le spectacle est réaliste sur cette situation, il parle des gens qui sont les premiers concernés, qui cherchent une solution; par extension, nous cherchons à ce que chacun se sente habilité à parler de cela. C’est la base d’une solution future.

Il semble y avoir deux obstacles à cette solution : d’abord, la moitié des pays du monde, toutes les puissances nucléaires incluses, n’ont pas signé le TIAN. Ensuite vient la question de la dénucléarisation, qui est très longue.

Voyons les choses ainsi : une moitié des pays du monde a signé ce traité, et elle gagne en force. L’idée que la Russie, la Chine ou le Royaume-Uni signe demain – ce qui les obligerait à démanteler immédiatement tout leur arsenal nucléaire – est improbable. Les 93 pays signataires du TIAN sont largement ignorés sur l’échiquier géopolitique, mais cette coalition a une voix, une force, et se rapproche toujours plus d’États qui ont des pouvoirs économiques et de défense nucléaire. Il s’agit de procéder par étapes, la prochaine pouvant être la signature d’un pays ayant un arrangement de toute sorte avec une puissance nucléaire.

Mais c’est un procédé qui est effectivement très lent, et nous n’avons pas le temps avec la menace nucléaire, qui va toujours en grandissant. S’il n’y a pas encore eu une guerre atomique, c’est que nous avons été très, très chanceux – et la chance finit toujours par se perdre. Il faut être pessimiste dans cette histoire, car elle se résume bêtement au fait que, si l’on n’agit pas, on est baisé.

A Family Business clôt une trilogie commencée avec Confirmation (2014) et Status (2018), deux monologues avec interludes musicaux. Cette fois, vous êtes quatre sur scène. Quelle est votre dynamique entre comédiens ?

Il y a deux versions de la pièce : une en solo et une avec quatre comédiens – celle que l’on joue aux Capucins. Cette version nous permet de mieux illustrer le monde des experts et des spécialistes, c’est un gros plan sur les humains derrière la question. Je reste moi, mais j’interagis avec eux, je fais le pont entre deux mondes. Avec quatre comédiens, on peut véritablement raconter l’histoire de gens ordinaires tentant de réaliser l’extraordinaire. Je crois que c’est aussi une expérience collective, avec le public : on réfléchit au fonctionnement de ce monde – et du nôtre. Quant à la musique, j’aime écrire une bonne chanson pour un spectacle, mais je ne sentais pas que ce spectacle s’y prêtait. En revanche, il y aura un peu de karaoké…

Vous avez joué la pièce hier soir pour la première fois devant le public luxembourgeois. Comment s’est poursuivie la conversation ? 

J’ai parfois eu l’occasion de passer du temps au Luxembourg. C’est l’endroit rêvé où parler de ce sujet, pour ses institutions internationales, la diversité de gens qui y vivent, la taille relative de la population. Ce pays pourrait aider à faire pencher la balance psychologique mondiale sur notre grand sujet…