Après le film, Chanson douce, roman «goncourisé» de Leïla Slimani, a depuis 2019 sa version scénique. Véronique Fauconnet et trois comédiens s’emparent de cette fable tragique pour lancer le mois de la Francophonie au Luxembourg. Plongeon en coulisses.
Mercredi, au TNL, peu avant une double première (dont une pour les scolaires), la nervosité était palpable. Véronique Fauconnet traversait le théâtre de long en large, à la recherche du détail qui coince, montrant au passage, dans un souffle aucunement entamé, qu’elle ne souffre plus du covid contracté la semaine dernière. Comme bon nombre de pièces ces deux dernières années (l’annulation au Kinneksbond de Juste la fin du monde est un exemple criant), Chanson douce n’a pas été épargnée par la crise sanitaire. On a d’ailleurs longtemps cru au report pur et simple, après un premier week-end de représentations tombé à l’eau. Mais à l’instar de la vaillante metteuse en scène, tout est rentré dans l’ordre.
Pas suffisant, en tout cas, pour faire retomber le stress accumulé ces jours-ci : «Avant de présenter une pièce, je ne suis jamais tranquille, reconnaît-elle dans un mouvement. On a tellement envie de donner ce qu’il y a de mieux.» Chez les trois comédiens, occupés à s’habiller ou à se faire maquiller, on préfère parler d’«impatience joyeuse», terme choisi par Katell Daunis qui poursuit : «On prépare quelque chose sans le public pendant des semaines, et d’un coup, il est là : c’est une sorte de cadeau qu’on lui offre, malgré l’appréhension, jamais bien loin.» Dans son coin, tel un boxeur dansant sur la pointe des pieds avant de monter sur le ring, Mathieu Saccucci, impatient, n’a qu’une seule envie : en découdre ! Même si le combat qui s’annonce n’a rien de facile.
Une Mary Poppins pas si parfaite que ça
L’objet pourrait en effet en effrayer plus d’un, mais pas Pauline Bayle qui a adapté le livre au théâtre en 2019 pour la Comédie-Française. La même année, Lucie Borleteau en faisait un film avec une Karin Viard troublante. Oui, aujourd’hui encore, Chanson douce, prix Goncourt 2016, n’a rien perdu de son charme vénéneux. Leïla Slimani est depuis devenue une auteure qui compte, au point d’avoir décliné l’invitation du TNL, occupée qu’elle est à la promotion de son dernier ouvrage (Regardez-nous danser). Et les premières lignes du texte, d’une violence rare, hantent toujours le lecteur, six ans après.
Le roman est en effet une véritable plongée en apnée au cœur d’un fait divers inspiré d’un double infanticide dans les quartiers chics new-yorkais. Dans un style sec et tranchant comme une lame, d’où percent des éclats de sombre poésie, l’histoire est celle d’une baby-sitter aux élans serviles et à l’optimisme enfantin, «abusée par la vie» et atteinte «d’une mélancolie délirante», détaille Véronique Fauconnet. Cette nounou devient vite le pilier d’un foyer aisé sans souci, et bientôt meurtrière des enfants. Une sorte de Mary Poppins finalement pas si parfaite que ça, comme le symbolise l’affiche de la pièce, avec ce parapluie rouge s’ouvrant sous un ciel noir.
Trois comédiens… pour neuf personnages
Dans son ouvrage, Leïla Slimani, un peu comme dans la pièce Les Bonnes de Jean Genet ou Un cœur simple, nouvelle de Flaubert, s’attache au rapport maître-esclave, à la figure du monstre ordinaire, à la violence des rapports de pouvoir, de frustration et de séduction ou encore aux faux-semblants de la société. «Adapter une telle œuvre, c’est une gageure, souligne la metteuse en scène. On est à la fois dans le thriller et l’étude de mœurs. Sans oublier tous ses personnages…»
Dans son important travail d’adaptation, renforcé par quelques idées personnelles (comme les contes que la nounou raconte aux enfants) auxquelles Véronique Fauconnet est restée fidèle, Pauline Bayle a fait des choix radicaux, surtout un principalement : s’en tenir à un trio de comédiens qui, dans une schizophrénie scénique, joue neuf personnages (sur la quinzaine présente dans le livre). «Elle a tout osé : le père joue aussi la fille, la mère, le fils… Avec elle, le genre n’a pas d’importance», soutient la metteuse en scène qui apprécie l’audace et le côté à l’os de la pièce : «On peut se passer des artifices. Le spectateur n’est pas bête!»
Une tragédie faite pour le théâtre
Une peinture sans filtre, donc, et un brin surréaliste comme le suggère une scénographie signée Christoph Rasche, avec notamment ces arbres fragiles aux fruits étranges comme de gros ballons rouges. Dans un huis clos suffocant aux scènes courtes, d’un claquement de doigts, les acteurs changent de personnalité. «On passe par tous les états !», lâche dans un rire nerveux Colette Kieffer, qui incarne à la fois, dans un paradoxe frappant, Louise et le capitaine de police…
D’où l’importance, selon ses deux compagnons de jeu, d’être «fluide» pour Mathieu Saccucci et d’amener du «rythme» afin de dépasser la simple «identification», dixit Katell Daunis, pour qui, de toute façon, «une adaptation littérale n’aurait pas eu de sens». Reste au moins une racine à laquelle s’accrocher : celle de la tragédie à la Eschyle et Euripide, dans laquelle Chanson douce s’inscrit parfaitement. Une œuvre donc «faite pour le théâtre», clament-ils d’une même voix. Les spectateurs du TNL se feront leur avis.
La pièce
Quand Myriam décide de reprendre sa carrière professionnelle en main, elle se met à la recherche d’une nounou pour garder ses enfants. Couple de «bobos parisiens», Myriam et Paul tombent très vite sous le charme de la douce Louise. Celle-ci apparaît comme une évidence : en plus de son service irréprochable, les enfants trouvent en elle une complice. La famille vit des jours heureux, mais, doucement, la nourrice laisse découvrir un nouveau visage… Qui est-elle réellement ?
TNL – Luxembourg.
Jusqu’au 8 mars.