Le plus important, dans une plainte, c’est qu’elle soit entendue. Stéphane, Bernard et Miguel le savent, eux qui peuvent dire qu’ils ne peuvent plus rien dire depuis deux ans maintenant avec Caliméro, au titre parfait.
Et donc, le public est invité à s’asseoir sur la scène, devant eux, à peine à une longueur de plus que la distance de sécurité qui est désormais de rigueur. En attendant le début du spectacle, une platine vinyle tourne, diffusant quelques standards de jazz dans des associations classiques crooner et «big band». De la «musique de mec» à son plus élégant en guise de prélude à une heure et demie prête à partir dans tous les sens comme dans un grand solo de trompette.
Car Caliméro nous montre, avec une ironie mordante qui n’enlève rien au sérieux du propos, ce que l’on ne voudrait pas voir : trois mâles blancs, hétérosexuels et de plus de cinquante ans qui se plaignent d’appartenir à la classe dominante. Ils n’ont rien demandé, c’est vrai. Eux ont même l’air plutôt progressistes et, de fait, c’est peut-être d’abord par eux que le monde aurait dû changer. Or il n’en est rien. Ou presque, car il a bien fallu que la société dominée par le patriarcat blanc soit secouée – par #MeToo, Black Lives Matter… – pour allumer la mèche et mener à cette création qui fluctue au fil des représentations.
Dans Caliméro, les spectateurs aussi sont sollicités dans cette grande inquisition contre le mâle dominant
Sur scène, donc, ces trois hommes qui endossent à tour de rôle le costume de l’accusé, tandis que les deux autres se font inquisiteurs. Une «autoétude», en somme, comme en attestent les trois rats de laboratoire enfermés en cage à gauche de la scène, et qui cache, derrière l’envie de jouer aux «ouin-ouin» – argument provocant plus qu’autre chose – une volonté de comprendre ce qu’on leur reproche, à eux que le hasard a fait dominants, et comment en sortir. Quand un accusé laisse sa place à un autre, un écran au fond de la scène diffuse des vidéos : un documentaire animalier, l’interview d’une militante féministe… Le reste du temps, ce sont des photos d’héroïnes féminines (Angela Davis, Hedy Lamarr, Ada Lovelace…) ou de figures résolument masculines (Humphrey Bogart, Harvey Keitel…) qui défilent, ou encore des définitions du «lexique queer» («mansplaining», «cis»…). Autant d’éléments qui permettent d’identifier les mondes évoqués et leurs problématiques, et ainsi stimuler ce qui veut être une composante centrale de la pièce : la participation du public.
Les spectateurs aussi, donc, sont sollicités dans cette grande inquisition contre le dominant. Ce qui amène le spectacle à changer chaque soir, selon les questions posées, auxquelles les comédiens répondent avec l’aide du génie de l’imprévisible – sous l’auspice duquel, mercredi soir, une spectatrice a posé une question à l’un des inquisiteurs et non à l’accusé, dans un éclat de rire général –, mais qui ne rend pas plus facile la distinction entre le trait forcé de la comédie et la pensée réelle derrière le personnage. L’omission de certains sujets inévitables, coupés dans leur élan par l’urgence de poursuivre le spectacle, n’aide pas non plus…
Mais le jeu de funambule et le plaisir que l’on ressent en faisant partie d’une telle initiative – qui, disons-le, n’est bonne à exister qu’au théâtre – donne envie de laisser le bénéfice du doute. Par ailleurs, le collectif Transquinquennal a merveilleusement préparé ce spectacle, l’adaptant au contexte luxembourgeois et discutant depuis plusieurs mois avec des associations de défense des droits des femmes au Grand-Duché. Et de le clore avec le témoignage qui fait froid dans le dos d’une militante luxembourgeoise racisée, après lequel les comédiens quittent la scène sans un mot. Le temps de se taire est arrivé, celui de laisser la parole à ceux qui feront évoluer le monde commence.
Valentin Maniglia
A découvrir au Escher Theater d’Esch-sur-Alzette, ce vendredi soir à 20h.