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[Théâtre] Art : la masculinité prise dans la toile


Trois hommes, un tableau blanc et une amitié au crépuscule : voilà la dérisoire équation d’Art, pièce de Yasmina Reza, reprise au Centaure et carton populaire depuis 30 ans. Sûrement parce qu’elle raconte beaucoup plus qu’elle n’en montre.

Il y a des pièces qui, par la qualité du texte et la profondeur qu’on trouve entre les lignes, défient les années. C’est le cas d’Art de Yasmina Reza, qui enchaîne les succès depuis 30 ans. À son palmarès depuis sa création en 1994 : deux Molière, un Tony Award et sur la scène parisienne, une ribambelle d’acteurs de prestige pour l’incarner (Fabrice Luchini, Pierre Arditi, Jean Rochefort, Charles Berling, Jean-Louis Trintignant, Jean-Pierre Darroussin). Une affaire d’hommes, donc, qui n’effraie pas Myriam Muller, directrice du Centaure et metteuse en scène. C’est même ce qu’elle cherchait pour harmoniser une programmation cette année tournée vers les femmes (La Poupée barbue, Ladies Football Club, Prima facie). Mieux, ça l’enchante, et pour cause : les neuf représentations sont quasiment complètes.

Mercredi, la veille de la première, elle n’a donc pas oublié d’apporter avec elle des cousins de jardin, les siens, qu’elle pose sur les chaises ajoutées pour l’occasion. L’un des comédiens, Valéry Plancke, ne manque pas d’essayer la nouvelle installation faite «maison». «On pourrait demander aux spectateurs : « Vous préférez moelleux en dessous ou derrière?« », se marre-t-il, conscient qu’après cette répétition, il repartira chez lui avec une «mélancolie», un spleen «bizarre» parce qu’Art est d’abord censé être une comédie. Mais sous ses airs de «boulevard de luxe», poursuit Myriam Muller, elle reste une «grande pièce qui interroge l’âme humaine», citant au passage Tchekhov et Molière. Son auteure, Yasmina Reza, rappelait déjà à l’époque, que «dans la vie réelle, il n’y a pas de distinction entre le comique et le tragique».

«Fracture» fraternelle

Une œuvre en clair-obscur, donc, au centre de laquelle on trouve un grand rectangle blanc : une peinture achetée à prix d’or par Serge. S’il en a les moyens, son vieux camarade, Marc, ne comprend pas cette folie, surtout pour un tableau («de merde») aussi dépouillé. Pris entre les deux, le troisième, Yvan, cherche à faire tampon, bien qu’il n’ait en tête que son futur mariage… Si le point de départ est bien une réflexion sur l’art contemporain et sa valeur (artistique comme marchande) à travers le point de vue divisé du trio (l’un adore, l’autre s’en moque et le dernier ne sait pas), elle devient, au fil de la pièce, un prétexte pour parler de choses plus grandes : quel sens donne-t-on au pouvoir, aux traditions, à l’argent? Et surtout, qu’est-ce qui nous lie les uns aux autres? Une mise en abyme de l’amitié au masculin, sujet rarement abordé au théâtre, selon Myriam Muller, «contrairement aux couples et à la famille».

Et ce n’est pas tout : depuis quelques années, notamment l’affaire Weinstein et la vague #MeToo qui a suivi, Art apporte une lecture assez différente de sa version originale : «Quand on la débarrasse de son côté « tête d’affiche », c’est une pièce incroyable sur la masculinité, ce que ça veut dire d’être un homme», soutient la metteuse en scène. Sur scène, en effet, pour une banale affaire de goût, va se mettre en place une guerre de mâles dominants, tension qui va servir de révélateur à une relation de 30 ans qui se délite. «Être touché dans son amour-propre peut rendre violent», intervient Jules Werner, alias Serge. Surtout quand derrière ces échanges se cachent en réalité un fort besoin de sécurité, de reconnaissance ou plus simplement, de trouver sa place au cœur d’un groupe.

Ici, évidemment, ça s’emballe, selon une rythmique développée par Myriam Muller : «L’un sort le canif, l’autre le couteau et ça finit au bazooka!». Jules Werner acquiesce, lui qui dit avoir plus «d’affinités» avec le personnage de Marc, «plus vindicatif» que le sien, et avec qui, non plus, il ne faut pas «secouer la cage trop fort», lâche-t-il. À ses côtés, Valéry Plancke ne se remet toujours pas «qu’une amitié aussi grande puisse voler en éclats» comme ça. Enfin, le troisième, Olivier Foubert, prend lui un peu de distance pour apprécier un texte qui a su évoluer au fil des années, lui qui avait déjà vu deux autres versions «connotées». «Là, c’est plus existentiel», s’enthousiasme-t-il, et dans ce sens, mieux paré pour raconter l’histoire cette «fracture» fraternelle.

Distribution tardive

C’est justement toute la qualité de l’écriture de Yasmina Reza : mettre à la même hauteur les personnages (bien que pathétiques à différentes échelles), afin qu’aucun point de vue l’emporte sur les autres. «Il n’y en a aucun qui domine, et personne qui gagne à la fin», résume Valéry Plancke. Un sens de l’horizontalité qui va s’observer jusque dans les choix de distribution, comme l’explique Myriam Muller : «J’attends le dernier moment pour attribuer les rôles. C’est mon petit péché mignon!». Les trois comédiens ont donc répété «toutes les combinaisons possibles», tantôt dans la peau de Serge, Marc et Yvan. «C’est un exercice intéressant et un vrai plaisir de travailler de la sorte», poursuit Olivier Foubert, sachant qu’en dehors du théâtre, ces trois-là se connaissent bien. Et s’apprécient.

D’ailleurs, malgré la mise en atmosphère soignée d’Antoine Colla (lumières), Christian Klein (scénographie), Emeric Adrian (vidéo) et Emre Sevindik (musique), la réalité arrive à prendre le dessus sur la fiction quand l’équipe raconte à son tour ces moments où un rien peut faire tout basculer, un peu à l’image de «repas de famille où l’on commence à parler politique pour finir en « ta femme, de toute façon, j’ai jamais pu la saquer! »», rigole la metteuse en scène. Le théâtre peut être en effet source de mésententes. Olivier Foubert évoque ainsi un père qui attend de lui qu’il fasse «un truc drôle», comme si la discipline ne devait être qu’un divertissement, tandis que Valéry Plancke se remémore certaines rencontres avec le public, tout en «poncifs». De toute façon, conclut-il, «ça ne sert à rien d’essayer de convaincre des gens convaincus». Il préfère laisser la pièce le faire à sa place. Il a raison : 30 ans de succès ne doivent rien au hasard.

Jusqu’au 26 octobre.
Théâtre du Centaure – Luxembourg.

L’histoire

Marc est invité par son ami Serge à venir voir sa nouvelle acquisition, une toile peinte en blanc avec de fins liserés, eux aussi blancs, qu’il vient d’acheter pour 200 000 francs. Ne comprenant pas que son ami ait pu dépenser une telle somme pour un tableau blanc, Marc donne son point de vue, puis va trouver Yvan, leur ami commun, pour lui faire part de son incompréhension. Yvan, conciliant, ne pense rien de ce tableau. L’approche de son mariage le rend nerveux. Il ne veut surtout pas contrarier ses deux amis. Serge et Marc commencent à se disputer et entraînent Yvan dans leur confrontation…

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