Histoire de la violence sera jouée ce jeudi soir et demain au théâtre d’Esch. Les metteurs en scène Laurent Hatat et Emma Gustafsson racontent le pari qu’a représenté pour eux l’adaptation du roman d’Édouard Louis.
En 2016, l’écrivain Édouard Louis racontait dans son deuxième roman, Histoire de la violence, le viol dont il a été victime. Cette histoire commence lors d’un réveillon de Noël qui bascule dans l’horreur, puis dans les conséquences médicales, judiciaires et administratives – donc la dépossession de sa propre histoire – ainsi que dans les répercussions, qui prolongent la violence. Sujet d’une adaptation théâtrale par Laurent Hatat et Emma Gustafsson, qui en signent aussi la mise en scène, Histoire de la violence (une toute jeune création, puisqu’elle date de janvier 2020) est coproduite par le théâtre d’Esch-sur-Alzette, où la pièce sera jouée ce jeudi soir et demain soir. Les metteurs en scène racontent au Quotidien les grandes idées et les mécanismes qui ont abouti à cette création.
Histoire de la violence a déjà été adaptée en 2019 par Thomas Ostermeier, dans une adaptation cosignée avec Édouard Louis. Quel questionnement, en tant qu’auteurs et metteurs en scène, avez-vous eu pour cette nouvelle adaptation ?
Laurent Hatat : L’adaptation n’est pas du tout la même, déjà parce que celle d’Ostermeier est en allemand, la nôtre est une création française.
Emma Gustafsson : On avait déjà projeté de faire cette adaptation dès 2016, très peu de temps après la sortie du livre.
L. H. : On avait également fait une lecture à Avignon en 2017, en présence d’Édouard.
E. G. : Ce qui nous intéressait dans ce roman, c’est la façon qu’a Édouard Louis de travailler à partir de l’intime, de quelque chose qui lui est arrivé et qui lui a fait parcourir un chemin traumatique, et qui est fortement ancré dans le corps. Après, il y a aussi la question de comment s’est propagée la violence, pas uniquement par l’agresseur, mais dans ce qui a suivi, par la police, la médecine… Cette articulation-là nous intéressait beaucoup aussi, comment son corps traverse toutes ces épreuves, d’une certaine manière. Après, ça a été son choix de l’écrire, donc de se le réapproprier en tant qu’histoire et de la partager.
Le texte est évidemment très dur, mais les mots racontent aussi une histoire des corps. De quelle manière abordez-vous la question du langage, sur scène ?
L. H. : On a fait le choix dès le départ – c’est pour cela que c’est une co-mise en scène – de laisser la place à des narrations uniquement menées par les corps. C’est-à-dire qu’il y a des passages du roman qui ne sont pas dits, mais qui sont interprétés, dansés, joués avec des corps. C’était un premier pari de la version qu’on propose, et c’était le premier choix que l’on a fait. Ça me paraissait vraiment important de faire cela, car il y a un effroi quand on lit le roman que l’on voulait réussir à rendre autrement que par les mots.
Le deuxième choix que l’on a fait, qui est assez radical aussi, est d’avoir gardé, comme dans le roman, l’emboîtement des histoires, celle d’Édouard et celle de sa sœur racontant à son mari ce qu’Édouard lui a raconté la veille et qui s’est passé un an auparavant. Le personnage de Clara, la sœur, est très présent dans notre adaptation. En fait, le plateau fonctionne vraiment sur une tension entre un récit avec des mots, le récit de Clara, qui a une langue très populaire, très directe, et les corps de Reda et d’Édouard qui sont sur le plateau et qui racontent des choses qui sont différentes, avec des narrations qui parfois se complètent, parfois se contredisent, mais l’histoire, dès qu’elle est racontée par d’autres, elle est insupportable.
Édouard Louis, très vite, perd l’intimité inhérente à son histoire, mais c’est malheureusement inévitable dès lors que les étapes successives sont enclenchées. Ainsi le roman comme la pièce auraient pu s’appeler, au pluriel, Histoires de la violence, ou Histoire des violences…
L. H. : Oui, c’est vraiment le parti pris que l’on a adopté, car le spectacle est très séquencé sur les différentes étapes de ce qui est aussi, au final, une histoire positive, puisqu’il y a une reconstruction, une résilience à la fin. Mais ça passe par plein d’étapes successives.
Vous avez fait de Clara un personnage qui lie ce qui se passe sur scène et le public…
E. G. : Le personnage de Clara est déjà très présent dans le roman. Il est central. C’est elle qui prend en charge une grande partie du récit, et la situation de départ, c’est Édouard qui vient la voir un an après l’agression et qui écoute à la porte le récit qu’il lui a dit la veille. On a donc choisi d’utiliser cette situation. On n’a pas le mari sur le plateau, mais on utilise le public comme support pour Clara. C’était très important pour nous de garder Clara, car le personnage permet à Édouard de mettre la chose à distance, de raconter d’autres points de vue et aussi de ramener, de façon très importante, son histoire personnelle, familiale et sociale. La violence est aussi en lien avec le lien familial dont, pour moi, il est impossible de s’extirper. Puis il y a aussi le regard de la famille sur l’homosexualité, sur l’agression. Tout cela est très complexe.
La pièce accorde aussi une place importante au son, avec un univers sonore très riche. De quoi est-il fait ?
L. H. : Nous avons travaillé avec un créateur sonore qui fait du son immersif et qui s’appelle Fabrice Tison. Avec lui, on s’est donné comme consigne dès le départ de travailler à partir de l’un des éléments diégétiques, qui appartient à l’histoire. Édouard cite l’opéra de (Jules) Massenet Werther, qui est l’opéra qu’il écoute avec ses amis le dimanche de Noël, juste avant l’agression. On a construit tout un univers sonore à partir de cet opéra qui est diffracté, parfois explosé, parfois rendu méconnaissable, et il y a une variation autour de cette musique qui est le symbole de la dissociation d’Édouard. Le fait d’être à Paris, dans un milieu culturel très élevé par rapport à celui de ses parents et de sa famille, crée une forme d’abandon, et écouter de la musique d’opéra est quelque chose d’assez marquant. On a donc travaillé sur cette chose-là, puis il fallait, par rapport à la présence du corps, trouver une autre gamme de sons.
E. G. : Oui, on a aussi travaillé sur des choses plus abstraites, parfois organiques, qui tentent de raconter des sensations. Fabrice demandait régulièrement quelles étaient les sensations, les émotions à développer dans une scène, donc il a fait cela petit à petit en proposant beaucoup de choses qu’on a utilisées pour créer quelque chose qui ne soit pas de l’ordre du sens strictement intelligible de la chose mais du sensoriel.
Théâtre – Esch-sur-Alzettte. Première ce jeudi soir à 20 h, puis demain à 20 h.