Inespéré après 18 ans sans album : Tears for Fears surmonte drames et dissensions pour signer un bijou pop, ciselé de questionnements autour des démocraties menacées ou d’une nécessaire parité homme-femme.
Mais pourquoi près de deux décennies sans sortir de nouveau disque ? Toutes les clés sont dans The Tipping Point (« Le point de bascule ») qui sort vendredi.
Dans la chanson Stay (« Reste »), les deux cerveaux du groupe, Roland Orzabal et Curt Smith, ne cachent pas qu’ils n’ont pas toujours été sur la même longueur d’onde en 40 ans de carrière (premier disque, The Hurting, 1983).
« The Tipping Point est un album puissant car honnête. Nos destins n’ont pas toujours été liés, on avait besoin de grandir spirituellement séparément avant de se retrouver, arrivés à la même maturité », expose Roland Orzabal, rencontré à Paris aux côtés de son comparse.
« On sait maintenant qu’on a besoin l’un de l’autre », établit Curt Smith, cheveux ras, petit diamant à l’oreille et silhouette entretenue à la salle de gym.
« Une sorte de lien fraternel », souffle son compère, barbe et longs cheveux blancs, veste psychédélique, sexagénaire comme son alter ego.
C’est une trajectoire classique dans la pop : deux adolescents anglais sympathisent, fondent un groupe puis doivent gérer le tourbillon du succès (au milieu des années 1980 avec les morceaux Shout et Everybody Wants to Rule the World. Curt le vivra mal, tentant le premier l’aventure en solo dès les années 1990 avant des allers-retours dans TFF.
« Profondeur »
Mais, plus surprenant, c’est leur ancien manager qui freine ces dernières années leur envie de nouvel album, se contentant de vouloir les faire tourner avec leurs vieux tubes.
« Il vivait dans la défiance des artistes, un peu manipulateur, mais on a repris le pouvoir », résume Roland. C’est le sujet de la chanson Master Plan.
« Notre ex-manager rejetait tout, me disait : »Il faut raconter une histoire ». Quelle histoire ? Ma femme est morte, j’ai fait deux cures de désintox, je veux parler de ça », poursuit l’artiste.
Ces tourments nourrissent les trames de The Tipping Point et Please Be Happy. « On veut travailler sur la profondeur, pas rester dans la superficialité », complète Curt Smith. « On est doués pour aller dans les zones d’ombre, mais il y a toujours dans nos chansons de l’optimisme, de l’espoir » expose Roland Orzabal.
Le duo n’a rien perdu de sa science des mélodies soyeuses pour envelopper des messages forts. Comme sur leur hit Woman in Chains (1989) qui évoquait les violences conjugales. « Ce que mon père faisait subir physiquement et moralement à ma mère », confie Roland.
« Sous le choc »
Mettre fin à la virilité toxique et bâtir une réelle parité homme-femme sont cette fois au centre de Break the Man, sur le nouvel album.
Curt Smith en est à l’origine. Lui qui vit maintenant aux États-Unis a été horrifié par tout l’attirail de domination masculine mis en avant par Donald Trump pour conquérir le pouvoir.
« Ce côté »ma b… est plus grosse que la vôtre », je n’ai jamais compris ça; et je me pose aussi des questions car j’ai deux filles », poursuit-il.
Les soubresauts politiques actuels interpellent aussi les deux hommes. Rivers of Mercy s’ouvre par des bruits d’émeute et de sirènes de police. Curt était aux États-Unis le jour où le Capitole a été attaqué par des complotistes et des supporters de Trump.
« J’étais sous le choc, mais ce n’est pas fini, attention. Trump veut revenir au pouvoir, la démocratie peut être brisée à tout moment » commence-t-il. « La démocratie est aussi fragilisée avec tout ce qui se joue en coulisses chez les géants de la tech et qui peut changer la face d’une élection », déroule Roland.
Master Plan (« Schéma directeur ») se lit aussi comme une dénonciation des autoritarismes incarnés par des figures comme Trump ou Jair Bolsonaro au Brésil. Mais toujours avec cette lumière au bout du tunnel : le peuple peut reprendre la main, comme le duo de Tears for Fears l’a fait en changeant de manager pour s’exprimer avec de nouvelles chansons.