On la surnomme la «papesse» de la littérature de jeunesse. Américaine vivant en France depuis plus de cinquante ans, Susie Morgenstern publie Soutif, un texte festif aux multiples thèmes dont la transformation du corps chez une adolescente. Rencontre avec une star malicieuse.
Tout y est. La malice, l’accent, les lunettes en forme de cœur – et même la coquetterie qui pousse jusqu’à aller acheter en urgence une robe de la couleur de la couverture de son nouveau livre! À 76 ans et environ 150 livres (un nombre dont elle n’est pas certaine), Susie Morgenstern est une star. Tout simplement la «papesse» de la littérature de jeunesse – elle s’amuse de ce qualificatif et ne cache pas son admiration pour J. K. Rowling, l’auteure de la saga Harry Potter : «Je ne saurais pas écrire comme elle. Je n’ai pas l’imagination nécessaire pour y arriver. Je me contente de raconter des histoires de la vraie vie.»
Ainsi, après avoir publié au printemps dernier Mes 18 exils (un livre «de vieillesse» pour raconter sa vie), ce nouveau livre simplement titré Soutif. Soit Pauline, 13 ans, des parents suroccupés par leur activité professionnelles, deux frères plus âgés et une grand-mère esprit soixante-huitard. Un jour, l’adolescente constate que sa poitrine change : «Sans qu’on le leur demande, ils se sont mis à pousser. D’abord, ils ont ressemblé à deux yeux légèrement sortis de leurs orbites. Puis à deux petits tas de sable sur une plage déserte, deux collines paisibles au milieu d’un champ stérile. Et maintenant, je porte carrément deux bébés montagnes, menaçantes et hors de contrôle!»
Dès lors, Pauline va devoir acquérir un soutien-gorge, ne peut en parler à sa mère, va dans un grand magasin et vole son premier «soutif». Évidemment, elle se fait prendre par le vigile. Qui fait lui proposer un marché : il ferme les yeux si, bonne élève qu’elle est, elle accepte pendant quelques jours d’aider sa nièce Pénélope, complètement «à la ramasse» au collège. Marché accepté. Pauline rencontre la nièce look punk. Début de relation compliquée et la «voleuse de soutif» présente à la nièce du vigile une copine qui joue du piano. Début d’une grande amitié…
Bien sûr, certains vont crier haut et fort que Susie Morgenstern croit vivre au pays des Bisounours. Mais, arrivée en France voilà 54 ans avec son mari Jacques et installée depuis à Nice, l’auteure est une grande petite fille – ou une petite grande fille! Avec elle, avec Soutif, c’est dans un texte festif le livre des grands débuts, de la transformation du corps, des premières amours, de l’amitié, de la mixité sociale, de la famille… Un entretien exclusif.
Cette année, vous avez publié Mes 18 exils et, plus récemment, Soutif…
Susie Morgenstern : Il y a aussi quelques autres livres, mais je ne sais plus combien exactement… C’est honteux, non? Je suis une usine, je travaille tout le temps! Il y a une production quand on travaille tout le temps, mais je n’écris jamais plus de deux, trois pages dans une journée. Mais tous les jours! Et je peux déjà vous dire qu’en 2022, des livres, il y en aura plein. Ils sont déjà écrits…
Vous vous y retrouvez alors dans tous vos contrats avec les éditeurs?
Je signe le contrat quand j’ai fini, quand le manuscrit est accepté… Je n’aimerais pas signer un contrat avant que le livre ne soit achevé. Et puis, en littérature de jeunesse, les contrats ne sont pas mirobolants…
Quand on est éditeur, on ne refuse pas un manuscrit de Susie Morgenstern, non?
Ça ne se passe pas comme ça! Récemment, une maison d’édition voulait me faire reprendre mon texte parce qu’il y avait un mot jugé trop sexy. Moi, je suis une bonne poire, je le fais mais, à leurs yeux, ça ne suffisait pas. Voilà qu’on me demandait encore de changer autre chose… Je soupçonne ces personnes de vouloir écrire. Ça fait deux livres pour lesquels elles me reprochent d’être méchante avec les femmes. Peut-être que plus elles demandent à l’auteure des changements, plus elles justifient leur travail et leur salaire. À moins qu’on ne soit totalement dans le « politiquement correct »… c’est peut-être ça la « cancel culture« !
Comment vous est venue l’histoire de votre nouveau livre, Soutif?
Voilà trois ans, j’ai rencontré la dessinatrice Catel à Colmar. Elle m’a demandé ce que j’étais en train d’écrire, je lui dis que j’écris Soutif. Elle m’a aussitôt dit « c’est pour moi », et c’est elle qui m’a amené chez Gallimard Jeunesse. Mais pour tout vous dire, comme les autres, ce livre est un mystère. J’ai commencé à écrire le début, ce moment où on voit sur son corps pousser des excroissances qui ne sont pas du tout invitées, ni bienvenues… J’étais à un salon littéraire, il y avait un cahier sur le bureau et quand j’en vois un, je me mets à écrire. Des mots et, petit à petit, comme mon personnage avait besoin d’un soutien-gorge, ça m’a donné le début d’une histoire. Et cette histoire, c’est aussi lié à ma vie. Adolescente, je n’ai pas volé un soutien-gorge comme l’héroïne, mais un bikini! Il y a beaucoup de vrai dans mes livres…
À 13 ans avec l’apparition de ses seins et la quête d’un soutien-gorge, Pauline, l’héroïne de Soutif, est confrontée à une grande mutation et aussi à une grande gêne…
Le soutien-gorge, il faut le dire, c’est quand même quelque chose qui nous est imposée, à nous les femmes. C’est une nuisance, cette chose, mais en même temps, il faut le porter! Il y a quelques années, j’avais écrit Tes seins tombent, C’était un livre sur la vieillesse…
En vous lançant dans l’écriture de Soutif, saviez-vous où l’histoire allait vous emmener?
Pas du tout! Tout, dans l’écriture, est une surprise. Je pars à l’aventure. Je ne sais pas où je vais aller ni comment ça va se finir! J’avoue, je rêve parfois que quelqu’un me rédige toute la trame du roman.
Vous avez des manuscrits non publiés chez vous?
Oui, j’ai publié mon premier livre, Alphabet hébreu, en 1977 – un livre à colorier que j’avais imaginé pour mes deux filles. Dès lors, j’ai été attrapé par le virus de l’écriture. Ainsi, aujourd’hui, j’ai tout un cimetière de manuscrits morts. J’ai environ 150 livres à mon actif, alors un de plus ou un de moins, qu’importe! Je les écris pour les écrire. Parce que je suis une nymphomane de l’écriture. Le matin, après une heure de lecture, je me mets à l’écriture. Tous les jours, j’échange un poème avec un ami. Ensuite, je rédige mon journal intime – je le fais depuis l’âge de 7 ans!
Récemment, vous avez rédigé une tribune dans un quotidien parisien pour faire part de ce qui semble un manque de considération pour la « littérature de jeunesse »…
Je vais vous raconter une anecdote. Un jour, j’étais à Jérusalem et je me retrouve assise à côté d’un grand écrivain américain dont je suis une fan inconditionnelle. Je me présente, lui dis que nous avons la même activité – tout juste s’il daigne m’adresser un regard. Quelques instants plus tard, un autre ami écrivain nous rejoint et me présente.
Dès lors, le grand écrivain m’a regardée : nous avions un ami commun. Il m’a regardée parce que nous avons cet ami commun et non pas parce que j’écris des romans pour le jeune public. Et puis, récemment aussi, j’ai été indignée. À 76 ans, j’ai publié Mes 18 exils, un livre « pour la vieillesse ». J’ai alors dû jouer au top model, eu de belles photos, participé à des émissions télé comme jamais…
Au même moment, Jean-Claude Mourlevat recevait le prix Astrid-Lindgren, la plus grande récompense internationale de littérature de jeunesse, qu’on appelle aussi le « petit Nobel ». Cette distinction, il y a peut-être un Français par siècle qui la reçoit. Je pensais que le journal télévisé saurait mettre en majesté ce prix. Il n’y a pas eu un seul mot…
Dans le monde des livres, on vous regarde de loin mais on parle de vous comme la « papesse » de la littérature de jeunesse!
Vous vous rendez compte, moi la « papesse »! J’hallucine, je me demande : « C’est moi, ça? » C’est vrai qu’un de mes livres, La Sixième que j’avais écrit quand ma fille est entrée au collège, a été vendu à un million d’exemplaires mais je n’oublie jamais ce que nombre de mes amis me disent si souvent : « Quand vas-tu arrêter de faire ta Chantal Goya? » J’aurai juste envie de répondre que le plus difficile, c’est d’être simple, d’écrire simple.
Un jour, vous avez confié que le Journal d’Anne Frank est votre livre de chevet…
Il ne me quitte jamais! Je l’ai découvert à la bibliothèque de Belleville, New Jersey où j’ai grandi, et ce fut une révélation. Anne Frank est morte du typhus dans le camp de concentration de Bergen Belsen en mars 1945, le mois et l’année de ma naissance à Newark, New Jersey. J’y ai toujours vu là un signe…
Soutif, de Susie Morgenstern.
Dessins de Catel Muller.
Gallimard Jeunesse.
Tout, dans l’écriture, est une surprise. Je ne sais pas où je vais aller ni comment ça va se finir!
Le Journal d’Anne Frank ne me quitte jamais. Ce fut pour moi une révélation
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan