Le 3 février, le «3 du Trois» met en place une formule inédite. Douze danseurs et chorégraphes proposeront chacun une pièce jouée en tête-à-tête avec le spectateur. Pour eux, la volonté de retrouver le public passe par l’intime.
En février, au Trois C-L, 1+1=3. Derrière cette addition aussi trompeuse que l’a été l’année dernière, c’est une formule inédite que le Centre de création chorégraphique luxembourgeois propose pour son «3 du Trois». L’évènement mensuel qui, par la force des choses, s’est surtout déroulé en ligne l’année passée se réinvente une fois de plus pour une version inédite, revue et augmentée, comme pour exorciser 2020. «Douze artistes, douze lieux, douze nouvelles créations», annonce le directeur, Bernard Baumgarten. Non, la culture n’est pas morte, et c’est en dansant qu’on veut la célébrer. «The show must go on», c’est le slogan du Trois C-L pour cette année 2021, rejouant le tube de Queen sur lequel on chante la résilience et la persévérance.
Comment fait-on rentrer douze artistes dans la Banannefabrik ? Ce n’est pas une blague de mauvais goût, mais un défi que s’est imposé le lieu pour permettre à douze spectateurs en même temps d’assister à une création unique, sur mesure, comme autant de «rendez-vous individuels», où le spectateur est dans un face-à-face avec l’artiste, qui crée pour lui, ici et maintenant. L’autre aspect du projet étant le numérique, qui nous accompagne toujours plus depuis mars, ce «1+1 au 3» verra six artistes accueillir chacun un spectateur en chair et en os, tandis que les six autres, en direct sur Zoom, intègreront les possibilités du digital à leur travail. «Cette approche permet aux artistes de continuer à créer, dans une grande liberté d’expérimentation autour de ce format exclusif», indique Bernard Baumgarten, ajoutant que «cette initiative permettra de ressentir, de découvrir autrement la danse en faisant profiter le public d’un moment privilégié avec l’artiste».
«Surprises et challenges créatifs»
Le besoin de retrouver l’artiste, même à distance, mais au moins dans un lieu de culture, c’est aussi la motivation principale du Trois C-L. qui a repoussé à deux reprises la tenue de cette édition en raison du deuxième confinement. «Au départ, le projet était prévu pour le 3 décembre», confie le directeur. Un mal pour un bien, car ce projet «qui traîne depuis quatre mois» a été revu à la hausse. «Initialement, on prévoyait six pièces de six chorégraphes. Entre-temps, nous avons trouvé un partenaire, l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte. Grâce à cette aide financière, nous avons pu ajouter encore six artistes et diviser l’évènement en une partie « live » et une partie « online ».»
Au programme, on retrouve les artistes phares du lieu – Jill Crovisier, Léa Tirabasso, Sarah Baltzinger, Anne-Mareike Hess… – et deux nouveaux venus, Isaiah Wilson et Ioanna Anousaki, pour leur première création au Trois C-L. Habitant Londres, Léa Tirabasso jouera sa pièce via Zoom. La chorégraphe cherchait un moyen de «dire au revoir et repose en paix à une année (2020) surprenante, surréelle». «Le contexte de la crise nous a fait bousculer nos habitudes, nos démarches artistiques, nos collaborations, ajoute-t-elle. La plupart d’entre nous sont prêts à tester d’autres choses, dans différents formats. On n’aurait jamais créé de travaux digitaux, jamais utilisé Zoom, sans cette crise… Ça fait partie des surprises et des challenges créatifs qu’elle a apportés.»
L’un des challenges inattendus de cette nouvelle édition, aussi bien pour l’artiste que pour le spectateur, est la configuration du tête-à-tête, «excitante» pour Léa Tirabasso, «très intimidante» selon Ioanna Anousaki. Mais c’est la liberté qui unit les douze chorégraphes dans ce projet, tous ayant choisi une thématique fermement ancrée dans la réalité, pour des créations où le corps et l’écrin intime sont l’élément de langage qui exprime leurs préoccupations. Avec Rest in Peace 2020, Léa Tirabasso enterre définitivement l’année dernière à travers un deuil rituel où «on dansera ensemble», comme un rite de passage vers un avenir sans dates annulées ni «espoirs écrabouillés».
Comme elle, Tania Soubry vit dans la capitale britannique, et sa pièce Down to Earth promet une variation cosmique autour du Brexit. «Après la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, toute l’île décolle et quitte la planète» : le point de départ de sa pièce mènera, par écran interposé, le spectateur à l’intérieur de la capsule spatiale de la danseuse-astronaute pour réfléchir sur les questions relatives au retrait du pays de l’UE (le nationalisme, la mondialisation…). Isaiah Wilson, lui, puise dans l’intime avec Passenger, une pièce filmée à l’intérieur de sa voiture, en direct, dans laquelle il souhaite «parler de sentiments»; dans «un espace très fermé, restrictif» de la Banannefabrik, Sarah Baltzinger regarde aussi son propre reflet à travers le prisme du confinement, qui l’a amenée à «repenser au métier, à l’espace, au temps et à la corporalité» et a «éveillé un désir artistique».
Les yeux de l’autre
Sur place, la proposition d’Anne-Mareike Hess est ambitieuse, mystérieuse et organique. Our Eyes, c’est une nouvelle forme de connexion entre le spectateur et l’artiste, qui passe par le regard. «L’idée de ce projet, développe la chorégraphe, est de mettre le focus sur le contact humain que, cette dernière année, on n’a pas pu célébrer. On essaiera de se regarder dans les yeux tout le temps, de voir quelles émotions et quelle connexion on peut échanger pendant dix minutes, puis d’en discuter.» L’intime est ici une porte qu’il faut forcer pour accéder aux questionnements plus grands, métaphysiques, qu’elle renferme. Mais Our Eyes est surtout une rare reconnexion avec un public privé de culture.
Anne-Marieke Hess avait développé sa pièce pour la date initiale de ce 1+1, en décembre. Depuis, elle avoue l’avoir «mise de côté jusqu’à ce qu’elle puisse sortir». «C’est un projet qui naît du moment; le plus important, dans ma proposition, est cette rencontre à travers les yeux d’une personne. Mais pour ça, il me faut la personne», dit-elle. À l’inverse, Simone Mousset revendique l’évolution de sa pièce improvisée Just Getting Up and Seeing What Happens, entre la création en studio et la première représentation : «Ce projet vient de ma pratique des improvisations en studio, que j’ai développée en 2020. En studio, l’absence est frappante; mais quand je parle, je parle à une personne, et j’ai envie de faire ce solo avec quelqu’un qui veut bien partager les choses que je cherche. L’évolution de ce projet, elle est là. En février, (la pièce) sera sans doute différente de ce qu’elle était en décembre. Les questions que je me pose, mes découvertes, mes envies, évoluent.»
C’est tout un programme que propose le Trois C-L pendant toute la journée du 3 février, mais Bernard Baumgarten prévient déjà qu’il sera impossible d’expérimenter les douze pièces dans la journée. Avec une bonne organisation, les spectateurs pourront en enchaîner neuf, ce qui fait déjà une belle affiche, organisée sous la forme d’un «blind date» qui respecte le protocole sanitaire, comme s’amuse à le décrire le directeur. La nouvelle initiative innovante du Trois C-L est excitante et prouve que les artistes ne sont pas près d’être à court d’idées. «En attendant, conclut Bernard Baumgarten, nous allons continuer d’essayer d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux projets adaptés aux restrictions et à la sécurité du public et des artistes.»
Valentin Maniglia
Les douze artistes et leurs créations
LIVE
Sarah Baltzinger – May You Lie Down With Me
William Cardoso – Dear Mum
Anne-Mareike Hess – Our Eyes
Rhiannon Morgan – #TheDancecubator
Simone Mousset – Just Getting Up and Seeing What Happens
Annick Schadeck – In Your Eyes
ONLINE
Ioanna Anousaki – The Shade of My Own
Jill Crovisier – Die Gastgeberin
Valérie Reding – M.A.D. About You
Tania Soubry – Down to Earth
Léa Tirabasso – Rest in Peace 2020
Isaiah Wilson – Passenger