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[Série] Squid Game : aux origines du mal


Le réalisateur et scénariste de Squid Game, Hwang Dong-hyuk, affirme s'être inspiré d'un chapitre réel de l'histoire parfois sanglante des conflits sociaux en Corée du Sud. (Photo Netflix)

Phénomène culturel, Squid Game, dont la seconde saison vient de sortir sur Netflix, s’enracine dans la violence d’État sud-coréenne, dont un chapitre marque toujours les esprits : l’histoire des travailleurs de Ssangyong.

Une usine transformée en champ de bataille, des policiers tirant au taser sur des grévistes, un militant qui passe 100 jours au sommet d’une cheminée… Squid Game, dont la seconde saison est sortie hier, prend de l’aveu même de son créateur ses racines dans une brutalité bien réelle, inhérente aux rapports sociaux en Corée du Sud. La série la plus regardée de tous les temps sur Netflix – également un énorme succès en Corée du Sud – met en scène des personnages désespérés qui s’affrontent dans des versions mortelles de jeux d’enfants pour essayer de gagner une énorme somme d’argent.

Dans la nouvelle saison, le personnage principal est toujours Seong Gi-hun, un père divorcé et ancien travailleur mis à la rue par un groupe automobile, Dragon Motors. Même s’il s’agit d’une fiction, le réalisateur et scénariste de Squid Game, Hwang Dong-hyuk, affirme s’être inspiré d’un chapitre réel de l’histoire parfois sanglante des conflits sociaux en Corée du Sud : l’occupation de l’usine Ssangyong de Pyeongtaek, près de Séoul, en 2009. «Je voulais montrer que dans le monde d’aujourd’hui, n’importe quel membre de la classe moyenne peut dégringoler au bas de l’échelle économique du jour au lendemain», explique-t-il.

Bataille inouïe

Dragon Motors, l’ancien employeur de Gi-hun, est d’ailleurs une référence limpide à Ssangyong («dragon jumeau» en coréen). En mai 2009, Ssangyong Motor, entreprise en difficulté reprise par un consortium de banques et d’investisseurs privés, annonce licencier plus de 2 600 personnes, soit près de 40 % du personnel. C’est le début d’une occupation de l’usine et d’une grève de 77 jours. Le mouvement s’achève par une bataille d’une violence inouïe avec des grévistes armés de frondes et de tuyaux en acier face à des  policiers employant balles en caoutchouc, tasers et hélicoptères qui pulvérisent des gaz lacrymogènes sur les ouvriers. De nombreux syndicalistes sont particulièrement passés à tabac.

Je voulais montrer qu’aujourd’hui, n’importe quel membre de la classe moyenne peut dégringoler au bas de l’échelle du jour au lendemain

Le conflit ne se termine pas là. Cinq ans plus tard, un dirigeant syndical, Lee Chang-kun, reste pendant 100 jours perché au sommet d’une des cheminées de l’usine, pour dénoncer un jugement donnant raison à Ssangyong contre les grévistes. Il est alors ravitaillé à l’aide d’un panier accroché à une corde et est en proie aux hallucinations (une corde de sa tente se transforme selon lui en serpent). Beaucoup des travailleurs ayant participé au mouvement de 2009 ont «du mal à parler de Squid Game», explique ce dernier.

Inégalités et brutalités

Après les événements, plus de 200 ouvriers font l’objet de poursuites et près d’une centaine sont emprisonnés. Ces tourments judiciaires, après le traumatisme du conflit social, éprouvent les finances et la santé mentale des travailleurs. Selon Lee Chang-kun, depuis 2009, une trentaine de protagonistes du mouvement de Ssangyong se sont suicidés ou ont succombé à des maladies directement liées au stress. «Beaucoup ont perdu la vie. Les gens ont été obligés de souffrir trop longtemps», dit-il. Il se souvient des hélicoptères vrombissant au-dessus de l’usine occupée, créant des tourbillons d’air si puissants qu’ils déchiraient les imperméables des grévistes.

«On voulait nous faire passer pour des incompétents, pour des militants syndicaux dépassés par la réalité du monde et qui avaient perdu la tête», raconte-t-il. Il dit avoir été ému par les scènes de la première saison de Squid Game, où Gi-hun s’efforce de ne pas trahir ses concurrents. Mais il regrette que, malgré son succès retentissant, la série n’ait déclenché aucune prise de conscience ni aucun changement réel pour les travailleurs, dans un pays marqué par les inégalités, la brutalité des relations sociales et la polarisation de la vie politique. «Je me suis senti vide et frustré», confie-t-il.

Le chiffre : 1,65

Avec près de 1,65 milliard d’heures de visionnage, Squid Game est, selon Netflix, la série la plus vue au monde.

«Produit jetable»

«Il semble que l’inégalité soit désormais si profondément ancrée qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. Les riches deviennent plus riches et les pauvres, eux, deviennent toujours plus pauvres», se plaint Lee Chang-kun, en déplorant que «l’histoire des travailleurs de Ssangyong en soit réduite à un rôle de produit jetable dans une série». À l’instar du film Parasite, récompensé par un Oscar, ou encore des stars de la K-pop comme le groupe BTS, Squid Game incarne la «vague coréenne», nom donné à l’ascension du pays au rang de puissance culturelle mondiale après son «miracle» économique des décennies précédentes.

Coïncidence, la seconde saison arrive sur les écrans au moment où la Corée du Sud traverse une nouvelle crise politique majeure, après l’adoption par le Parlement d’une motion de destitution contre le président Yoon Suk-yeol pour sa tentative ratée d’imposer la loi martiale (lire ci-contre). De nombreuses fictions sud-coréennes, comme Squid Game, prennent racine dans la violence réelle du pays, explique Vladimir Tikhonov, professeur d’études coréennes à l’université d’Oslo. «C’est un phénomène remarquable et intéressant : nous vivons toujours dans l’ombre de la violence d’État, et cette violence d’État est un thème récurrent dans les produits culturels à grand succès», dit-il.

Squid Game (saison 2), de Hwang Dong-hyuk. Netflix.

Quand la réalité rattrape la fiction

Il y a quinze jours, lors de la première de la nouvelle saison, Hwang Dong-hyuk, réalisateur et auteur de Squid Game, fustigeait l’état de son pays. «Il est extrêmement malheureux et rageant que la nation entière ne puisse pas dormir à cause de circonstances aussi absurdes.» En cause? Le président sud-coréen Yoon Suk-yeol qui, quelques jours plus tôt, avait proclamé la loi martiale – il est aujourd’hui suspendu de ses fonctions en raison de l’adoption d’une motion de destitution contre lui et est sous le coup de deux enquêtes pour «rébellion». Il risque pour cela la prison à perpétuité et même théoriquement la mort.

Dystopie centrée sur une société violente, gangrenée par les divisions et les inégalités, Squid Game fait ainsi son retour dans un contexte de tensions bien réelles en Corée du Sud. Avant que ne soit déroulé le tapis rouge, Hwang Dong-hyuk s’est dit «abattu» à cause des récents événements. Les Sud-Coréens ont dû «descendre dans les rues et doivent passer le reste de l’année dans l’anxiété, la peur et la dépression», a-t-il encore déploré. La seconde saison introduit plusieurs nouveaux jeunes personnages, dont un expert en cryptomonnaies lourdement endetté et une personne transgenre n’ayant pas les moyens de financer sa chirurgie de transition.

Le protagoniste Seong Gi-hun sera, lui, toujours là, incarné par l’icône de la première saison, Lee Jung-jae. Les nouveaux épisodes se dérouleront trois ans après sa victoire finale au «jeu du calmar», qui donne son nom à la série. Et Seong Gi-hun aura la ferme intention de faire tomber les organisateurs de cette compétition en plusieurs épreuves violentes et mortelles. La première saison, sortie en 2021, avait donné un énorme coup de fouet au «hallyu», la diffusion rapide de la culture sud-coréenne initiée en 2012 par le succès de Gangnam Style, du chanteur Psy.

Mais dans un communiqué, plus de 3 000 cinéastes sud-coréens ont estimé que Yoon Suk-yeol a mis en péril la croissance culturelle de leur pays. «Le « hallyu » est tombé dans les abysses» à cause du président, ont ainsi dénoncé ces professionnels du secteur, parmi lesquels figure Bong Joon-ho, le réalisateur de Parasite. «Peu importe le niveau d’imagination cinématographique, ce qui semblait n’être qu’une simple hallucination s’est produit dans la réalité», ont-ils écrit. Le réalisateur de Squid Game confirme les liens étroits entre fiction et réalité, avec cette seconde saison : «Les spectateurs trouveront des scènes connectées aux conflits absurdes, aux divisions et aux bouleversements qui surviennent dans le pays et dans le monde», a-t-il assuré.