Machine est disponible sur ARTE.
En 1973, René Viénet sortait un ovni : La Dialectique peut-elle casser des briques ? En doublant les voix des personnages, il allait faire d’un vieux film d’arts martiaux chinois un amusant manifeste situationniste où l’on évoque, pêle-mêle, Bakounine, Wilhelm Reich, l’égalité des sexes et les conflits syndicaux, entre deux coups de pied portés à la jugulaire.
Plus d’un demi-siècle plus tard, Fred Grivois ose à nouveau associer deux termes qui, d’emblée, ne collent pas vraiment ensemble : kung-fu et communisme. Avec ici, par contre, un ancrage bien contemporain et son morne paysage : le capitalisme sauvage, les délocalisations, les entreprises étranglées et, au bout, les ouvriers sur le carreau.
Machine (incarnée par Margot Bancilhon), c’est le petit nom d’une jeune marginale qui revient dans sa ville d’origine. Elle se sait recherchée par les services secrets de l’armée française, se cache sous sa capuche, fait profil bas.
En ce bas monde, il ne lui reste que les cassettes audio enregistrées par sa grand-mère, l’appartement de celle-ci à l’abandon depuis sa mort, un walkman et l’alcool pour tuer les journées trop longues et les traumatismes trop ancrés. Elle trouve toutefois un poste en intérim dans la chaîne de production de l’usine d’électroménager d’à côté, où là aussi, rien ne va plus : la boîte vient d’être rachetée par un industriel coréen. Tout le monde, le personnel comme la CGT, est sur les dents.
Seul en retrait la masse bêlante, JP (JoeyStarr) préfère lui y voir l’occasion de se réapproprier les outils de production. Car ce contremaître, sauvé de la drogue par la pratique du vélo et la lecture du Capital, fait une «fixette» sur Karl Marx qu’il cite dès que possible. Inspiré par le philosophe qui dit que «les prolétaires n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes», il lance l’idée de l’autogestion.
Ce qui ne plaît guère aux actionnaires, à l’émissaire du gouvernement, à la préfète, au syndicat… Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il va pouvoir compter sur l’aide de Machine. Car sous ses grosses dreadlocks à la Predator, sa combinaison jaune façon Kill Bill et Bruce Lee, et son attitude à la Clint Eastwood, se cache une ancienne des forces spéciales, adepte du kung-fu, rompue au corps à corps et au maniement des armes. Avec elle, la lutte des classes va alors s’incarner physiquement…
Au fil des épisodes, les bleus et les fractures s’accumulent
Machine, visible depuis une semaine sur le site d’ARTE, jouit d’une belle réputation, sacrée meilleure série française au festival Séries Mania le mois dernier. Elle est principalement portée par ses deux antihéros dont Margot Bancilhon, déjà récompensée à Lille pour De grâce en 2023. Son personnage économe en paroles, au passé dévoilé en flash-back, prend les airs du nouveau shérif qui arrive en ville, un côté «badass» sur lequel elle insiste un peu trop.
Mais saluons l’exercice, vu que, comme Jackie Chan, c’est elle-même qui assure les cascades ! Du combat solitaire à celui solidaire, elle va s’occuper de tous ceux qui se dressent sur son chemin et celui des ouvriers. Au fil des épisodes, les bleus et les fractures s’accumulent, des skinheads à la police jusqu’aux hommes de main coréens.
À ses côtés, pas assez exploité (la faute au scénario), JoeyStarr est d’une présence salutaire. Grâce à lui, déjà, l’équipe du film a fait des efforts sur la bande originale, garnie de sons rap «made in France» des années 1990-2000. Ensuite, comme s’il était au micro, il enchaîne les punchlines façon prolétarienne.
Il y en a des bonnes, comme lorsqu’il cherche à expliquer la différence entre Marx et Staline : «C’est comme les Beatles et Oasis : il y en a un qui se réclame de l’autre, sauf qu’il se trompe dans les partitions». À le voir avec son majeur tendu en l’air et son grand sourire narquois, comme au plus beau temps de NTM, on se dit que Fred Grivois a pris soin de son casting. Mais ce serait parler trop vite.
En plongeant volontairement sa série dans un bain burlesque, le réalisateur dresse en effet une panoplie de figures secondaires qui tiennent de la caricature, voire du ridicule. Malheureusement, ce n’est pas les cas qui manquent, comme le légionnaire bègue au bord de l’explosion, le barbouze qui a ses entrées à l’État, l’influenceur complotiste sur sa monoroue électrique, le fils du repreneur et sa romance «fleur bleue» avec l’employée d’un hôtel, l’ouvrier handicapé qui «débite» des insanités ou ces syndicalistes qui, en pleine révolte, se soucient surtout de ce qu’il y aura à mettre sur le barbecue lors du piquet de grève… L’intérêt tient alors aux scènes d’action, bien menées, qui donnent un peu de rythme à une série qui en manque cruellement.
À méditer car le sixième et dernier épisode indique sans ambages que la suite est déjà dans les tiroirs. D’ailleurs, il semblerait que la seconde saison verra cette «machine» de guerre venir en aide aux migrants à Calais, sous les auspices de Jean-Jacques Rousseau et son Contrat social. Mieux, c’est l’esprit de Friedrich Nietzsche qui planerait sur une éventuelle troisième saison.
Fred Grivois imagine sûrement que pour transmettre un peu de philosophie et montrer que la résistance est possible, ça marche toujours mieux quand les arguments se font en tabassant ceux qui incarnent l’entre-soi, le racisme, la bêtise, le calcul ou l’avidité. Un plaisir coupable qui se comprend et qu’il n’est pas le seul à partager, à en croire Jean-Luc Godard, qui disait : «Je préfère les films de kung-fu aux films politiques parce que dans les films de kung-fu, il y a souvent de la politique. Et pas l’inverse…».