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[Série] « La Fièvre » : une démocratie au bord du gouffre


L’auteur de Baron noir livre une nouvelle série ambitieuse, La Fièvre, mettant en exergue les tensions identitaires. (Photo Canal +)

Huit ans après Baron noir, Eric Benzekri quitte les arcanes du pouvoir pour s’intéresser, avec La Fièvre, aux fractures de la société française, minée par la polarisation idéologique et l’emballement des réseaux sociaux.

Un incident entre un joueur noir et son entraîneur blanc dans le football, une influenceuse politique et une conseillère en communication qui s’en saisissent… L’auteur de Baron noir livre une nouvelle série ambitieuse, La Fièvre, mettant en exergue les tensions identitaires. Après le succès à partir de 2016 de sa série sur l’univers politique, Eric Benzekri a travaillé plus de trois ans sur le scénario de cette nouvelle œuvre (qui sort aujourd’hui sur Canal+), en s’imprégnant de l’actualité et des réseaux sociaux.

«Je travaille de façon artisanale. À partir des mots que je chope dans le débat public, je construis des trajectoires de personnages», a-t-il expliqué devant la presse en février. La Fièvre démarre sur une cérémonie de remise de trophées du football, lors de laquelle un joueur noir, Fodé Thiam, donne un coup de tête à son entraîneur blanc et le traite de «sale « toubab« » («blanc» en wolof). Cette première saison fait alors l’anatomie de la crise qui s’ensuit, alors qu’une conseillère en communication tourmentée, Sam Berger, et une habile influenceuse d’extrême droite, Marie Kinsky, se disputent l’opinion.

Guerre médiatique

Selon son créateur, La Fièvre interroge à chacun des six épisodes : «Cette sorte de guerre civile médiatique va-t-elle sortir des écrans et déborder dans la vraie vie?» Nina Meurisse, vue récemment dans la série Cœurs noirs sur Prime Video, campe le personnage principal, cette «spin doctor» à la fois talentueuse et fragile, percutée jusque dans sa vie personnelle. Elle affronte par écrans interposés Ana Girardot, dans un registre inédit d’influenceuse «trop belle, trop violente, trop séductrice, trop dérangeante, le trop des réseaux sociaux», selon Eric Benzekri.

Une troisième femme, Lou-Adriana Bouziouane, tient un rôle clé, celui de meneuse d’un collectif décolonialiste. Alassane Diong (Les Tirailleurs) incarne le joueur de foot pris dans la tourmente, et le chanteur-acteur Benjamin Biolay s’est aisément glissé dans la peau du patron de club dépassé. À la réalisation, comme déjà pour Baron noir, Ziad Doueiri donne corps à ce récit haletant et riche, qui lui a rappelé la poudrière qu’était le Liban de son enfance. À ses yeux, cette série est «très vraie en ce sens que vous ne savez pas comment ça peut éclater».

Le scénario est ainsi hanté par cette peur du basculement et ce «vertige» quant aux «fragilités de toutes les démocraties». «J’ai décidé d’y aller frontalement avec ce qui m’animait dans l’état du pays», expose Eric Benzekri. Sont mêlés les thèmes de la montée des populismes, de l’envahissement des écrans qui «impactent le monde réel», de la perte du «caractère rassembleur» du football et d’une société épidermique, voire totalement paranoïaque.

Je ne suis pas un oracle, je ne prévois rien. Ce que je montre existe!

La fiction et le réel

«C’est une série sur le réel, mais elle reste bien une fiction», martèle encore le scénariste. Même si l’actualité, avec le drame de Crépol dans la Drôme en novembre, a pu donner l’impression que la réalité peut facilement le rattraper : la mort du jeune Thomas lors d’un bal de village avait alors galvanisé l’ultra-droite. Eric Benzekri prédit-il l’avenir, à la façon de Baron noir qui anticipait le dépassement du clivage gauche-droite et certaines séquences de campagne présidentielle?

Le scénariste, qui s’est imprégné des analyses de la société des essayistes Giuliano Da Empoli, Raphaël Llorca ou Chloé Morin, se défend d’être visionnaire : «Je ne suis pas un oracle, je ne prévois rien. J’essaie de bien comprendre le réel, donc il y a de l’air du temps», mais «ce que je montre existe!», soutient-il. Ex-collaborateur de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon, cet ancien militant socialiste qui a passé la première moitié de sa vie professionnelle à écrire des discours, espère susciter «le débat» et entend «faire passer un petit message : le collectif devrait être plus fort.» Pour s’en convaincre, il a embrayé sur l’écriture d’une saison 2 de La Fièvre.

La Fièvre, d’Eric Benzekri. À partir de ce lundi sur Canal+.

«J'ai l'habitude que le réel s'invite dans le casting»

Dans sa nouvelle série, Eric Benzekri plonge dans les déchirures identitaires d’une société au bord de la guerre civile. Entretien.

Encore une série très politique pour vous, après Baron Noir ? 

Eric Benzekri : Oui, c’est une série politique, mais elle est du point de vue de la société. C’est le contrechamp de Baron noir, comme si vous posiez la caméra de l’autre côté. Donc on est sur des sujets politiques, sociaux, mais on observe des personnages qui évoluent dans la société, pas dans le monde de la politique. C’est un club de football avec un joueur issu de la banlieue, avec un patron plutôt « bobo » parisien, avec un entraîneur qui vient de la France périphérique. Il y a un côté archipel dans ce club, au sens du politologue Jérôme Fourquet. Il y a une description de la diversité du pays, et pourquoi ce serait bien de la maintenir unie, ensemble.

Les femmes sont au centre de la série. Sont-elles les nouvelles « baronnes noires » ?

Ce sont des communicantes, des femmes de l’ombre. Mais il y a cette tension-là entre l’ombre et la lumière que j’ai l’habitude de traiter. Marie Kinsky est passée de l’autre côté (NDLR : en devenant influenceuse), mais elle garde les ficelles de la communication, et donc elle est dix fois plus puissante que tous les autres. C’est un grand danger quand vous avez des spécialistes de la communication, donc du narratif, du discours, du message, qui deviennent eux-mêmes des acteurs. Parce qu’ils sont en maîtrise totale de ce qu’ils font et ils ont une sorte de toute-puissance, de connaissance des ficelles qui fait qu’ils deviennent extrêmement dangereux.

Quel est le sens de la séquence tournée, sans votre présence, sur le plateau de Cyril Hanouna, animateur controversé de C8 (groupe Canal+) ? 

J’ai l’habitude que le réel s’invite dans le casting. Dans cette scène avec Cyril Hanouna, ce qui est intéressant, ce n’est pas l’émission en tant que telle, c’est ce que cela évoque du point de vue du personnage de Sam Berger (NDLR : la communicante de crise). Son ancienne amie Marie Kinsky, avec qui elle a beaucoup travaillé, bascule du côté du spectacle. Cette dernière savait qu’il fallait aller chez Cyril Hanouna parce qu’elle avait un problème d’image dans les quartiers populaires. Donc elle y va. Il n’y a pas de jugement de valeur.

Lors de l’écriture de la série, vous avez comme anticipé le réel. Quelle est votre recette ? 

Disons que j’essaie juste d’être un observateur attentif du quotidien, notamment du débat public, de son évolution. Je pense qu’il devient plus violent. Des fois, il y a des chevauchements entre ce que j’écris et le réel. Si j’ai eu l’idée d’écrire La Fièvre, c’est parce que ce débat-là sur les affrontements identitaires existait déjà. Il est même très présent dans le débat public.

La Fièvre tire son nom du livre Le Monde d’hier de Stefan Zweig, sur la montée des périls avant la Seconde Guerre mondiale. Sommes-nous à un moment de bascule ?

Je pense qu’il faut discuter de ces sujets de façon raisonnée, et autant que faire se peut, apaisée. Quand on est sous la pression d’un fait divers qui charrie émotion, ressentiment, colère, je pense que la discussion démocratique, civique, devient quasi impossible. Il y a eu le Capitole (assailli par des fidèles de Donald Trump en janvier 2021), il y a également eu Brasilia (l’assaut des sièges des institutions par des partisans de Jair Bolsonaro en janvier 2023), soit des attaques directes contre la démocratie. Est-ce qu’on en est là en France? Non, je ne le crois pas, mais je pense qu’on en est à l’endroit où il faut se poser la question.

Un commentaire

  1. « la mort du jeune Thomas lors d’un bal de village avait alors galvanisé l’ultra-droite »
    Rappelons que, pour l’ultra-gauche (pour reprendre le même vocable), tout ce qui n’est pas d’accord avec ses idées folles est qualifié d’ultra droite. D’où la censure de plus en plus étroite de ceux qui « pensent mal », en se moqunt totalement de la liberté d’expression, pourtant inscrite dans notre constitution.