Avec Esterno notte, Marco Bellocchio se penche à nouveau sur l’affaire Aldo Moro en livrant le contrechamp de son Buongiorno, notte. Une fresque épique qui signe le début en série du cinéaste italien de 83 ans, ici à son meilleur.
Depuis ses débuts de jeune auteur prodige, à 25 ans, avec le turbulent I pugni in tasca (1965), Marco Bellocchio a construit une œuvre phare du cinéma italien contemporain, traversée tout entière par des points de réflexion qui se recoupent : le poids psychologique et émotionnel de la famille, l’hypocrisie bourgeoise et ses contradictions, ou encore l’interrogation de l’Italie à travers ses institutions.
Passant habilement de l’intime à l’historique, dans la trajectoire de sa carrière comme à l’intérieur de ses œuvres, il avait atteint l’apogée de cet équilibre avec Buongiorno, notte (2003), son succès d’entrées le plus important – ce qui est en partie dû à son seul sujet.
Car, de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro, le feuilleton de terreur qui mit l’Italie en émoi au printemps 1978, beaucoup de questions restaient encore en suspens.
En auteur subversif, Bellocchio a ainsi fait le récit des 55 jours de captivité du président de la Démocratie chrétienne (DC) du point de vue de ses geôliers, membres du groupe terroriste d’extrême gauche Brigades rouges.
Vérités historiques, documents d’archives, tranches de vie quotidienne…
Vérités historiques, documents d’archives, tranches de vie quotidienne, cas de conscience et chimères de fiction forment le récit reconstitué du moment le plus décisif des «années de plomb», sans que le cinéaste manque de livrer sa propre version de la plus célèbre représentation : l’image de Moro, mal rasé et le regard défait, devant le drapeau tendu des Brigades rouges.
Une image qui devait symboliser la défaite d’une classe politique, mais qui sera finalement le vif souvenir de l’un des drames humains les plus complexes du XXe siècle.
Ce qui a amené Marco Bellocchio à se pencher de nouveau sur l’affaire Moro, vingt ans après Buongiorno, notte – et plus de 25 ans après un documentaire sur les Brigades rouges, Sogni infranti (1995) –, c’est l’humain, justement : lors de la commémoration du 40e anniversaire de la mort d’Aldo Moro, en 2018, Bellocchio découvre dans la presse une série de photos qui montrent l’ancien ministre dans sa vie privée.
«Pour moi, c’était une nouveauté de le voir comme ça, en famille», confiait-il récemment à La Repubblica. Une vision qui a fait germer en lui l’idée de filmer le contrechamp – l’«extérieur» – de Buongiorno, notte.
Et à 83 ans, Marco Bellocchio signe ainsi son début dans le monde des séries avec Esterno notte, soit six épisodes pour une durée totale de 5 h 30, maintenant disponible sur la plateforme d’ARTE.
Fresque douloureuse
«Ce que je voulais raconter» de cette affaire aujourd’hui, affirmait Bellocchio en décembre, lors d’un passage à la Cinémathèque française, «je ne pouvais pas le raconter dans un film, même long».
Esterno notte aborde le plus retentissant fait divers italien sous toutes ses coutures. L’auteur dissèque les luttes internes de la Démocratie chrétienne, les engagements publics du Vatican et leurs coulisses et la résilience de la famille Moro.
Il touche juste quand il met en relief le rôle des services secrets américains, qui avaient tout intérêt à ce que l’Italie ne passe pas aux mains des Rouges – Aldo Moro était l’architecte du «compromis historique», ou le projet d’un gouvernement «d’unité nationale» avec le Parti communiste italien (PCI), deuxième force du pays, qui devait être signé le lendemain de son enlèvement.
Et Bellocchio revient en longue focale sur les lieux du crime : l’appartement des brigadistes qui cache la geôle du «président», le théâtre-tribunal dont il avait révélé les secrets vingt ans plus tôt; c’est dans sa fonction la plus primaire, la cachette au cœur de Rome, que ce décor-là existe dans Esterno notte.
Marco Bellocchio a «imaginé refaire l’affaire Moro comme un roman». Avec un découpage en chapitres, «il était possible de raconter une histoire d’une nouvelle manière, en distribuant le temps selon une certaine liberté». Lui consomme peu de séries, mais mise sur la qualité : il cite True Detective et The Night Of parmi ses coups de cœur (et aussi Dix pour cent, qu’il juge «délicieuse», à raison).
Une fresque épique qui baigne dans une douleur indicible
Esterno notte n’a rien d’une série américaine, mais on garde un souvenir suffisamment frais du blockbuster d’auteur Il traditore (2019) – une autre chronique criminelle et historique de l’Italie – pour y voir une certaine continuité (la forme romanesque y était d’ailleurs déjà explorée). Après une très belle période abstraite et guidée par la méditation (Bella addormentata, 2012; Sangue del mio sangue, 2015; Fai bei sogni, 2016), Bellocchio donne dans la fresque.
Bien qu’épique, celle-ci baigne dans une douleur indicible, dans cette peine tout à fait humaine partagée par tous les personnages, sans distinction de camp, et qui infecte le spectateur. Le jeune cinéaste militant du PCI y verrait surtout les masques qu’enfilent les politiques; l’octogénaire éveillé, lui, veut «représenter le(ur) désespoir plutôt que la méchanceté».
Le ministre de l’Intérieur Cossiga (Fausto Russo Alesi), le Premier secrétaire de la DC Zaccagnini (Gigio Alberti), même le chef du gouvernement, Giulio Andreotti (Fabrizio Contri), l’incarnation de la ligne dure de la DC, sont montrés à leur plus vulnérable.
Comme allégorie de leurs vains espoirs, Marco Bellocchio utilise encore la réalité historique au service de la fiction : l’appel du pape Paul VI (Toni Servillo) à la prière pour la libération de son ami Aldo Moro.
Dans le pays où siège l’Église catholique, cette demande veut montrer aux terroristes l’unité du peuple face à la barbarie; en filigrane, Bellocchio fait ressortir l’impuissance de la classe politique au pouvoir, le pape étant encore à cette époque le leader de facto de la DC.
Un Marco Bellocchio en pleine possession de ses moyens
Écrit avec Ludovica Rampoldi (coscénariste de Il traditore), Stefano Bises (scénariste des séries Gomorra, Il miracolo et The New Pope), Davide Serino (scénariste de la série 1992 et ses suites) et le journaliste Giovanni Bianconi, Esterno notte témoigne aussi d’un Marco Bellocchio en pleine possession de ses moyens.
Il est cinéaste de l’intime, historien et militant, tout à la fois. Avec Buongiorno, notte, les brigadistes «étaient plus proches de moi, au sens temporel, nous avons vécu épaule contre épaule»; depuis, «pour moi comme pour les scénaristes, cette histoire s’est largement écaillée».
Les terroristes ont, pour certains, des doutes, mais c’est un regard moins empathique qui est ici posé sur eux, celui d’un auteur qui décide de retenir des êtres à «la culture approximative», qui «lisaient Marx et Mickey».
En revanche, le personnage d’Eleonora Moro (Margherita Buy) nous invite dans la sphère privée du «Président», levant le voile sur une relation bien plus complexe que ce que l’on attend de deux personnes d’un certain âge fidèles aux traditions catholiques.
Parce qu’elle passe son temps à «tourner autour de son sujet», la série doit tout à ce qu’il y a en son cœur : Aldo Moro porte sur ses épaules tout le poids de la tragédie grecque. Surtout quand il est absent – la plupart du temps –, alors que ses collègues sont trop occupés, là-dehors, à prétendre qu’ils font l’impossible, quand ils sont surtout obsédés par leurs alliances secrètes et l’écartement sans appel du PCI.
L’essence de la tragédie
Au fil de ces 55 jours, le sentiment d’abandon éprouvé par Moro résonne de plus en plus fort dans cette cellule austère, amplifié par le choix de le laisser hors champ. Fabrizio Gifuni, immense, interprète le président de la DC dans toute son impuissance.
Physiquement, on lui prête les traits de Gian Maria Volonté, acteur de génie et militant qui avait incarné Moro à deux reprises – dans Todo modo (Elio Petri, 1976), fable politique qui touche à l’impressionnisme abstrait, son Aldo Moro use de son affabilité comme d’une façade masquant sa soif de pouvoir, tandis que dans Il caso Moro (Giuseppe Ferrara, 1986), première transposition du fait divers sur grand écran, il supprime la dimension caricaturale du personnage, son aspect sinistre n’existant qu’à travers le drame.
«Je sentais qu’il était nécessaire, et pas seulement pour mon devoir de citoyen, de respecter l’essence de la tragédie, mais, de façon tout à fait naturelle (…), j’ai été attiré par des déformations qui me semblaient expressives», dit Bellocchio. Ainsi, il invente à Aldo Moro cette obsession pour vérifier que le gaz est toujours bien éteint, comme un TOC ou l’expression d’une peur qui laisse peser sur lui l’atroce pressentiment.
Esterno notte dresse un récit parfaitement complet de l’affaire Moro, mais, ici et là, l’auteur rappelle subtilement tout ce qui reste à ce jour sans réponse, comme ce document écrit de la main d’Aldo Moro dans lequel l’homme politique «remercie les Brigades rouges». «Peut-être était-il convaincu qu’elles l’auraient libéré», présume Bellocchio, mais «personne», pas même les brigadistes qu’il a interviewés, «n’a su donner d’explication à cette lettre».
Le grand mérite de Marco Bellocchio en tant que raconteur n’est pas qu’il dirige la pensée du spectateur vers sa théorie personnelle, mais bien qu’il présente tous les éléments du réel pour libérer l’imaginaire.
Esterno notte, de Marco Bellocchio.
À voir sur Arte.tv.