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[Série] Avec «Families Like Ours», Thomas Vinterberg plonge le Danemark sous les eaux


(Photo : per arnesen)

En imaginant un Danemark entièrement évacué face à la montée des eaux, le réalisateur Thomas Vinterberg mélange écoanxiété et dilemmes moraux dans sa première minisérie, Families Like Ours.

Après le passage de la tempête Babet au Danemark, en octobre 2023, le pays a enregistré cette année-là des précipitations record, menant à des inondations répétées, en particulier dans le sud du pays, où l’eau a par endroits dépassé de plus de deux mètres son niveau normal. Pour Thomas Vinterberg, ce cauchemar était déjà une réalité, en pire : le réalisateur danois de Festen (1998) imagine dans sa première minisérie, Families Like Ours, son pays tout entier évacué, face à une inexorable montée des eaux prête à engloutir tout le royaume. Une idée qu’il a développée en 2017, avant de se lancer deux ans plus tard dans le scénario – autant dire à une autre époque. «Les gens à qui nous proposions le scénario trouvaient que c’était une idée de film de science-fiction plutôt bizarre, bien barrée», rembobinait le réalisateur pour le site Cineuropa. Très vite, «plusieurs choses sont survenues qui étaient plus ou moins dans le scénario» coécrit avec Bo Hr. Hansen : des situations liées au Covid-19, puis à la guerre en Ukraine, aux pluies torrentielles qui se sont abattues sur le Danemark… D’un coup, tout est devenu très réel.

Les pays disparaissent. L’amour reste

«Les pays disparaissent. L’amour reste», résume la «tagline» de la série. Disons-le d’emblée, malgré la promesse de son concept, Families Like Ours risque de décevoir les amateurs d’effets spéciaux et d’images spectaculaires – il faudra d’ailleurs attendre les dernières secondes pour découvrir l’ampleur de la catastrophe. Pour les amateurs de l’œuvre de Vinterberg, en revanche, cette première série convoque nombre de thématiques abordées (et de comédiens vus) dans Festen, Jagten (2012) ou le succès récent Drunk (2020). Selon le réalisateur, ce «long film» de 5 h 45 divisé en sept épisodes parle d’une «survie existentielle», comme il l’expliquait récemment au site Deadline : «J’étais moins intéressé par l’aspect politique (du sujet). Je ne voulais pas faire une série qui soit une sorte de mise en garde climatique.» «Il s’agit plutôt de résilience humaine», une idée que Vinterberg synthétise par une seule question : si une telle situation devait arriver, «qui aurait sa place dans votre canot de sauvetage»?

Au cœur du récit-fleuve et choral de Families Like Ours, il y a Laura (Amaryllis August, merveilleuse dans son tout premier rôle), qui vient de finir le lycée au moment où le gouvernement annonce la fermeture du pays et l’évacuation progressive de ses 6 millions d’habitants, et ses parents divorcés : Jacob (Nikolaj Lie Kaas), un architecte qui espère refaire sa vie à Paris, et Fanny (Paprika Steen), journaliste minée par une santé fragile et dépendante, comme une grande partie des Danois, des aides d’État pour sa relocalisation. Parmi les personnages qui gravitent autour de ce trio, on trouve Nikolaj (Esben Smed), un haut fonctionnaire parmi les tout premiers à connaître le sort qui attend le pays, et qui agit en conséquence; Peter (David Dencik), un chef d’entreprise attaqué par les employés et sous-traitants qu’il ne peut plus payer; Lucas (Max Kaysen Høyrup), un gamin prodige du foot qui pourrait bien offrir à sa mère un sauvetage inattendu en intégrant l’académie du Liverpool FC… Sans oublier Elias (Albert Rudbeck Lindhardt), l’amoureux de Laura prêt à tout pour rester auprès de cette dernière, tiraillée entre la perspective d’aller à Paris en intégrant la Sorbonne et la volonté de ne pas laisser sa mère vivre seule en Roumanie.

En regard des évènements climatiques, humanitaires ou pandémiques de ces dernières années, Families Like Ours tend un miroir à une Europe asphyxiée par un sentiment d’angoisse généralisé. Si Vinterberg scrute à la loupe les dilemmes moraux de ses personnages, en parlant de lutte des classes, de la disparition d’une langue, plus que d’une nationalité, ou des différentes formes que peut prendre l’entraide d’un côté, et le cynisme de l’autre, son discours s’élargit par la force des choses au nouveau visage que pourrait prendre la prochaine crise migratoire. Celle qui touchera les privilégiés que nous sommes, bourgeois comme prolétaires, et qui rebattra les cartes en nous transformant en réfugiés climatiques. Une œuvre politiquement correcte – au sens de la justesse du discours – et émotionnellement terrassante.

Families Like Ours, de Thomas Vinterberg. Canal+.

Cinéastes et loi des séries

À l’instar de Thomas Vinterberg, qui réalise avec Families Like Ours sa première série, près de 30 ans après avoir été révélé sur grand écran avec Festen, retour sur quelques réalisateurs transfuges des salles de cinéma aux petits écrans.

ALFRED HITCHCOCK Ce prégénérique est resté dans l’histoire : Alfred Hitchcock s’avance et loge son double menton dans le logo de sa silhouette dessinée en arrière-plan. Voici Alfred Hitchcock Presents, soit une anthologie de mini-thrillers à la télé diffusés dès 1955 et chapeautés par le maître du suspense. L’«importance» de cette présence à la télé fera même de l’ombre au Hitchcock cinéaste chez les critiques aux États-Unis, comme l’analysa François Truffaut.

DAVID LYNCH «Sombre», «mystifiante», «énigmatique», «surréaliste» : Twin Peaks établit dès ses deux premières saisons, en 1990 et 1991, une nouvelle grammaire télévisuelle. David Lynch, décédé jeudi à l’âge de 78 ans, abolit toute différence entre formats et écrans. En 1992, il signe d’ailleurs un «préquel» de sa série au cinéma, Twin Peaks : Fire Walk with Me, et présente en 2017 la troisième et dernière saison, pensée comme «un film de 18 heures». Les Cahiers du cinéma ont loué la capacité de Lynch à «transformer notre salon en salle».

LARS VON TRIER Inspiré par l’aventure télévisuelle de David Lynch, l’enfant terrible du cinéma danois réalise, avec The Kingdom, «son» Twin Peaks. Soit une série qui prend pour décor le plus grand hôpital de Copenhague, théâtre de mystères surnaturels, d’exactions médicales et de romances impossibles, le tout mâtiné d’une satire insolente. Comme Lynch, von Trier offrira le point final de son récit près de 30 ans après l’avoir entamé, avec une troisième saison, The Kingdom Exodus (2023), toujours aussi drôle, bizarre et captivante.

MICHAEL MANN Michael Mann est lui aussi un habitué de la passerelle entre cinéma et série. Après son premier long métrage, Thief (1981), c’est la série télé Miami Vice, avec Don Johnson et Philip Michael Thomas, produite à partir de 1984, qui lui vaut le succès et définit en grande partie l’image clinquante des années 1980. S’il ressuscitera cette paire de flics au cinéma en 2006, avec Colin Farrell et Jamie Foxx, on sait moins que Heat (1995), son film mythique, était déjà le remake de son téléfilm L. A. Takedown (1989).

FRANCESCA COMENCINI L’Italienne a, elle aussi, débuté sa carrière au cinéma, dans les pas de son père Luigi, réalisateur. Avant de se faire une place dans les séries comme Gomorra, en 2014, où elle a imposé des «personnages féminins puissants». «Notre temps est arrivé, c’est le message à nos jeunes collègues femmes», appuie-t-elle dans le documentaire Cinéastes en séries, de Stéphane Bergouhnioux, diffusé hier sur Canal+ en marge de la sortie des derniers épisodes de Families Like Ours.