Après avoir contracté le Covid-19, le directeur de la Kulturfabrik, Serge Basso de March, 60 ans, a pris sa retraite anticipée, laissant les clés de la boutique à René Penning, un fidèle. Il revient sur cette période compliquée mais libératrice, et sur ses 18 années passées à la tête de ce singulier vaisseau à l’«âme alternative».
Il se souviendra sûrement longtemps de cette année 2020 : celle où il a failli y passer, plongé en réanimation après avoir chopé ce satané virus. Celle où, par prolongement, il a décidé d’arrêter les frais pour s’«occuper de lui». Celle, enfin, qui a vu, cet été, la Kulturfabrik se réinventer après le coup d’arrêt du confinement, retrouvant ses réflexes «underground» et son sens de la débrouille.
Serge Basso de March laisse donc derrière lui le drapeau noir flotter au-dessus de cet étonnant navire, celui-là même qui, 18 ans auparavant, tanguait sérieusement avant qu’il ne redresse la barre. Plus qu’un simple directeur, l’homme est surtout un passionné, auteur compulsif et clown parmi d’autres, poète sans écharpe ni posture, et surtout, un passeur de culture tous azimuts (il poursuivra d’ailleurs bientôt ce sacerdoce à Longwy). Après une randonnée dans le Jura d’où il garde le souffle court, il se confie au Quotidien, de cette «douce» succession à Esch 2022, en passant par l’écriture et les joies du collectif.
Votre contrat courait jusqu’en 2022, et pourtant, vous avez décidé d’anticiper votre retraite. Qu’est-ce qui a motivé votre décision ?
C’est le Covid-19 qui a décidé de mon choix. Quand je suis tombé malade, et me suis retrouvé dans cette situation compliquée, en réanimation avec toutes ces infirmières déguisées en cosmonautes autour de moi, on réfléchit beaucoup au sens de l’existence. Et là, sur mon lit d’hôpital, sans savoir vraiment si j’allais m’en sortir, je me suis dit : « C’est bon, j’arrête. » Quand on fait un métier comme celui de directeur de centre culturel, on vit très peu dans le présent : on se projette dans les projets futurs, on gère ce qui a été mis en place, mais le présent, lui, file à toute vitesse. J’ai eu donc envie d’arrêter le temps, et de vivre pour moi.
Mais votre départ de la Kulturfabrik était malgré tout pressenti depuis quelque temps, non ?
C’est vrai. Pour être honnête, la Kulturfabrik était arrivée à un point où il fallait redéfinir complètement le projet artistique, et ce, pour les dix prochaines années. Ça ne pouvait pas être moi qui allait le mener. Mais rester jusqu’en 2022, quand Esch-sur-Alzette sera capitale européenne de la culture, oui, c’était aussi motivant. Le virus a finalement tranché. Avec lui, tout cela est devenu dérisoire. Pour être honnête, j’ai eu très peur.
C’est comment, alors, la vie avec moins de culture ?
Mais ça ne va pas vraiment s’arrêter! Je vais continuer à aller au théâtre, ma passion pour l’écriture – que j’ai mis en retrait pour la Kulturfabrik – va renaître de plus belle, et je vais m’investir dans ma commune, celle de Longwy, en tant que délégué-conseiller à la culture. Quand on a du savoir-faire, c’est bien de le mettre au service d’un territoire et d’une population. C’est une belle façon d’être citoyen.
Vous quittez la Kulturfabrik après 18 années à sa tête. Vous souvenez-vous de votre arrivée en 2002 ?
Bien sûr ! En janvier 2002, il y avait une journée organisée pour réfléchir à l’avenir de la KuFa, alors mal en point. Moi, à l’époque, j’étais à Béthune (NDLR : au Centre dramatique national), mais sur le conseil d’amis, j’espérais revenir dans le coin. Après cette première visite, je me suis dit : « Ce lieu, c’est une Rolls-Royce avec une carrosserie de Citroën 2 CV et sans essence! » (il rigole).
Le site était embryonnaire, la concurrence arrivait à grands pas
Et vous vous êtes lancé…
Oui, et ça n’avait rien d’une évidence. La première année, je n’avais même pas de bureau ! On en a construit un avec deux tréteaux et une planche… On avait si peu d’argent que l’on a démarré l’année sans pouvoir payer les salaires. Autant dire que l’on ne pensait pas artistique, mais survie. Le site était dans un état embryonnaire, et la concurrence arrivait à grands pas (Neimënster, Rockhal…). Bref, c’était une vraie gageure.
Quelles étaient vos envies ? Ou votre mission ?
C’est un lieu institutionnel, dans le sens où il devait devenir incontournable sur le plan culturel. Une évidence quand on dispose d’une telle surface, et que l’on a une telle originalité, dans son passé, son architecture… Ma mission, c’était remettre ce lieu décalé dans de bons rails. En somme, rentrer dans un circuit plus officiel, sans perdre notre singularité.
Quelle est la chose dont vous êtes le plus fier, et parallèlement, celle dont vous nourrissez le plus de regret ?
La chose dont je suis le plus fier, c’est d’avoir mis en place cette ambiance d’équipe. Un groupe qui prend du plaisir à travailler ensemble, qui se soutient, avance en collectif. Côté regret, je n’en ai pas vraiment… Si, peut-être un, artistique : que ma passion pour le clown ne soit pas si fédérateur, et qu’il est toujours difficile de convaincre un public de se déplacer pour une telle discipline.
Pédagogie, culture, transfrontalier
Aujourd’hui, la Kulturfabrik vous ressemble-t-elle ?
Disons plutôt qu’elle nous ressemble ! J’ai tenu à ce qu’elle soit faite de nous tous. Non, je n’aurais pas la prétention de dire qu’elle me ressemble. Surtout parce qu’elle existait bien avant que j’arrive, avec des moments très forts qui ont émaillé son histoire. Elle porte juste en elle un triptyque sur lequel j’ai insisté toutes ces années, et qui me correspond bien : pédagogie, culture, transfrontalier. Oui, ça, c’est moi !
Comment le militantisme, sur lequel s’est construite la Kulturfabrik, s’exprime-t-il aujourd’hui ?
Il s’exprime très clairement : dans la façon d’être, de travailler et de réfléchir ensemble, par la programmation, aussi, que l’on défend, dans l’engagement politique que l’on a vis-à-vis des enjeux de société (citoyenneté, écologie…). La Kulturfabrik a simplement évolué pour pouvoir survivre dans un contexte compliqué, s’est institutionnalisée mais n’a pas perdu son âme alternative.
Ça vous fait sourire de voir cet esprit très « DIY » (« Do It Yourself ») ressortir après la pandémie ?
C’est une preuve supplémentaire que l’on ne l’avait pas perdu, et qu’il peut ressurgir à tout instant !
Vous confiez les clés de la maison à René Penning, qui est là depuis le début. Était-ce un geste naturel ?
J’ai toujours défendu l’idée que ce n’était que mon métier, et non ma vie, et dans ce sens, que je ne serai pas éternel. La meilleure façon pour ne pas l’être, c’est de préparer sa succession. De trouver quelqu’un, même, qui pourrait tuer le père, dans une approche freudienne (il rigole). Dans mon équipe, très tôt, j’avais noté les capacités d’organisation et de réflexion de René. De fil en aiguille, ça s’est confirmé. On s’est rapprochés professionnellement, et le temps passant, lui plus jeune et moi vieillissant, il a pris de plus en plus d’importance. Cette transition s’est finalement faite à travers une espèce de vase communicant. Il n’y a pas eu, finalement, de traumatisme, tout s’est passé en douceur. Et ça correspond à l’idée que personne n’est indispensable, même pas un directeur. Cette pensée a une vertu : ça évite de tourner en rond et devenir un vieux con ! Il faut savoir partir, et se dire que l’on a fait son temps.
Esch-sur-Alzette est devenue votre ville d’adoption. Est-elle devenue plus importante que Longwy, votre ville de cœur ?
C’est compliqué de répondre à cela, car je suis très attaché à ces deux villes. C’est comme de demander de choisir entre le fromage et le chocolat ! Ce qui m’intéresse, et pourrait me plaire, c’est comment, à l’avenir, elles pourraient se parler plus. Oui, c’est certain, elles se ressemblent, à une grosse différence près : Longwy reste l’une des villes les plus pauvres de France. Financièrement, les capacités ne sont pas du tout les mêmes.
Vous avez participé à une année culturelle, en 2007. Ça vous embête de manquer celle de 2022, pour laquelle la Kulturfabrik porte huit dossiers ?
Non, parce que mes choix de vie, une fois encore, sont différents. C’est sûr, si ça aurait été le cas, j’aurais travaillé en 2022 comme en 2007, mais aussi comme en 2004 ou 2012, c’est-à-dire que l’on aurait bossé pour que la KuFa propose des choses. Année culturelle ou pas, de toute façon, on a toujours eu de quoi faire ! Oui, je suis heureux que ça se fasse, évidemment, et je viendrai sûrement en tant que spectateur sur certains évènements. Mais ça s’arrêtera là.
Reconnaissons que pour 2022, les choses sont plutôt mal embarquées. Dans ce sens, la politique s’accommode-t-elle bien de la culture ?
La culture est politique, au sens platonicien du terme, de l’Homme dans la cité. Par prolongement, je suis persuadé, dans nos sociétés actuelles, qu’il n’y a pas de développement territorial sans culture. Après, et c’est essentiel, la politique doit laisser les professionnels qui connaissent bien le secteur s’en charger. C’est à elle, certes, de donner des directives, et d’appuyer le geste financièrement, qui aura des retombées économiques positives. Aux structures compétentes, après, de prendre le relais.
Je suis un fervent défenseur de l’élitisme pour tous !
La culture, est-ce quelque chose de noble pour vous ?
La culture est, il me semble, l’une des caractéristiques fondamentales qui distingue l’Homo sapiens du règne animal. Elle est intrinsèquement porteuse de ce que nous sommes, en tant qu’Homme. On ne peut pas comprendre, par exemple, les temples et les pyramides si on ne s’intéresse pas à la culture égyptienne. La culture est essentielle, toutes les sociétés se sont bâties là-dessus. Ça nous concerne tous, malgré nos différences. D’ailleurs, je suis un fervent défenseur de l’élitisme pour tous ! Je n’ai jamais fait de concession artistique, mais je pense que les gens ne sont pas bêtes, et peuvent y adhérer.
En somme, ne pas avoir peur de les amener à un endroit où ils ne veulent pas aller…
C’est cela ! Je dis toujours une chose, de manière provocatrice : les artistes, ça ne m’intéresse pas, le public, ça ne m’intéresse pas, mais ce qui se passe entre les deux, j’aime beaucoup ! (il rigole).
Allez-vous encore faire des pièces, des polars, de la poésie ?
J’ai clairement envie d’écrire, mais quoi, je ne sais pas encore… Je vais surtout vivre ce que je n’ai pas vécu : je me suis, par exemple, jamais invité à lire au Luxembourg ou à la Kulturfabrik, alors que je suis quand même traduit en huit langues! D’ailleurs, j’espère aller bientôt en Russie pour mon livre Contre-marges, mais aussi en Roumanie. Bref, je vais consacrer du temps à l’écriture et ce qui l’entoure. C’est l’une de mes priorités.
Vous allez sûrement retourner à la Kulturfabrik, mais pour y faire quoi ?
D’abord pour revoir l’équipe, aller manger un morceau avec elle de temps en temps. Mais oui, dès que je pourrai y passer, je le ferai : déjà parce que j’ai enfin du temps pour aller voir du théâtre, écouter de la littérature ou du jazz. Ensuite parce que je suis toujours dans l’organisation des « Textes sans frontières » et du festival de Villerupt. Mais surtout, parce que j’ai une entrée gratuite à vie (il rigole). Et comme le dit l’adage : un assassin revient toujours sur le lieu de son crime…
Propos recueillis par Grégory Cimatti