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«Sensitivity readers» : censure ou évolution?


(photo Pixabay)

Ils ne traquent plus les fautes, mais les potentielles atteintes à la sensibilité d’une communauté ou les mauvaises représentations des minorités… Dans le monde littéraire, les «relecteurs en sensibilité» questionnent et inquiètent.

C’est un métier de l’ombre dont l’existence fait actuellement l’objet de vifs débats. Les «sensitivity readers», des relecteurs d’un genre nouveau qui pointent incohérences culturelles et stéréotypes dans les manuscrits, sont voués aux gémonies par certains auteurs quand d’autres, se voulant au diapason de l’époque, jugent leur travail bienvenu. Présents depuis plusieurs années déjà dans le monde littéraire anglo-saxon, ils sont longtemps restés confinés à la littérature jeunesse. Ce n’est plus le cas désormais.

Ils viennent encore d’être cloués au pilori avec l’annonce que des livres de Roald Dahl ou Ian Fleming (l’auteur des James Bond) avaient été ou allaient être réédités avec des modifications pour être plus adaptés aux sensibilités actuelles. Chez Dahl, des personnages ne sont par exemple plus «gros» ou «fous». Chez Fleming, les changements concernent la description jugée raciste de personnages noirs. Aussitôt ont fusé les accusations de censure chez ceux qui disent craindre une littérature aseptisée, édulcorant le passé comme le présent.

«Je ne crois pas qu’ils comprennent le processus», dit Patrice Williams Marks, relectrice basée à Los Angeles. «Si vous écrivez sur une population ou une communauté que vous ne connaissez pas bien et que voulez que ce soit authentique, alors vous cherchez un « sensitivity reader » qui fait partie de cette communauté et vous demandez son avis», poursuit-elle. Et «je dis toujours aux auteurs qu’ils ne sont pas obligés d’accepter les changements que je suggère», précise Lola Isabel Gonzalez, autre relectrice aussi basée à Los Angeles.

Circonspection et vives critiques

Qui sont alors ces «sensitivity readers» ? Des travailleurs pour la plupart indépendants, souvent (peu) payés au mot ou au nombre de pages (avec contrat de confidentialité à la clé) par des écrivains ou des maisons d’édition soucieux de l’exactitude des descriptions dans leurs textes. Ou, accusent parallèlement les détracteurs de la pratique, d’éviter à tout prix les conséquences désastreuses d’une tempête sur les réseaux sociaux en cas de faux pas. Ils ont diverses spécialités selon leurs origines, religion ou expérience : «enfant d’immigrés», «bisexuel», «autiste», «porteuse de hijab», «sourde», «experte en cultures chinoise et hongkongaise»…

Si elle juge qu’«il y a de bonnes raisons de réguler les lectures des enfants», l’enseignante et auteure britannique Kate Clanchy est beaucoup plus circonspecte lorsqu’il s’agit des adultes. Ces derniers «sont capables de poser un livre s’il les contrarie», a fait valoir l’an dernier celle dont les mémoires ont été soumis à des «readers» après leur publication, car accusés d’être racistes et discriminatoires envers les personnes handicapées.

Pour l’écrivaine américaine Lionel Shriver (We Need to Talk About Kevin), l’une des critiques les plus féroces à leur égard, les relecteurs s’apparentent à une «police de la sensibilité». Or «l’angoisse constante à l’idée de heurter les sentiments d’autres personnes inhibe la spontanéité et enserre la créativité» littéraire, fustigeait-elle dans le Guardian en 2017. «Les éditeurs font un bon travail à essayer de gâcher nos livres et notre plaisir de lecteurs», a-t-elle grincé le mois dernier sur la chaîne britannique ultraconservatrice GB News.

Une aide immense

En France, pays très rétif à ce type de relecture, l’essayiste Raphaël Enthoven avait dénoncé en 2020 ces «censeurs modernes» comme étant «l’avant-garde de la peste identitaire». Mais au nom de l’authenticité et de l’antiracisme, des écrivains sont favorables aux «readers». Comme l’Américaine Adele Holmes, qui a pris l’initiative de faire appel à l’une d’elles pour son premier livre, l’année dernière (Winter’s Reckoning).

Cette dernière a identifié, explique-t-elle, «des points liés au privilège blanc et au rôle du sauveur blanc». Et plus prosaïquement, pour le personnage d’une femme noire décrite comme ayant des cheveux «soyeux», elle lui a suggéré d’utiliser plutôt le mot «frisés» pour coller à la réalité. Adele Holmes juge que la relectrice l’a «immensément aidée». Quant aux critiques, elle dit penser qu’elles émanent de personnes se sentant «menacées» par les revendications de minorités, dans un monde de l’édition connu pour être majoritairement blanc.

Pour Lola Isabel Gonzalez, cette montée des relecteurs sensibles reflète l’évolution d’une partie de la société. «Je ne pense pas que j’aurais pu faire ce métier à une autre époque», affirme-t-elle, en se réjouissant que la «génération Z» questionne les faits établis. «Les plus jeunes générations comprennent l’importance de la relecture sensible», quand «les générations plus âgées ont peut-être du mal à la voir comme un progrès culturel».