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[Sélection BD] Shinobu Kaze, maître du «cosmic (s)trip»


L'univers fou de Shinobu Kaze se révèle pour la première fois en français (photo : DR).

Pour la première fois en français, des récits de science-fiction du mangaka Shinobu Kaze sont recueillis dans une anthologie intitulée Violence & Peace.Un titre sobre pour un univers psychédélique, âpre et terriblement prémonitoire.

L’univers fou de Shinobu Kaze se révèle pour la première fois en français : auteur devenu culte au Japon, Kaze, aujourd’hui âgé de 69 ans, fait l’objet d’une anthologie parue au Lézard noir, éditeur de référence qui compte parmi son catalogue les œuvres de Kazuo Umezu ou Suehiro Maruo, et qui ajoute avec cette nouvelle entrée la découverte d’une œuvre foisonnante et psychédélique.

Ce sont quinze histoires courtes qui sont compilées dans cette anthologie, publiées à l’origine dans diverses revues dessinées entre 1977 et 1997, des dates qui correspondent à la publication de ses deux œuvres phares : Ryû, the Strongest Man on the Face of the Planet (1977), dans laquelle Kaze se détourne (presque) définitivement de ses œuvres de jeunesse, axées sur le comique grotesque, pour se dédier à la science-fiction, et Zeus (1996), où l’exploration de la mythologie grecque marque une véritable renaissance du style de l’artiste. Superhéro(ïne)s, cyborgs, détectives et envoyés du futur peuplent ce très beau recueil de près de 400 pages qui se veut une porte d’entrée à l’univers très riche du mangaka.

Le temps ralenti

C’est dans des couleurs éclatantes que sont présentés les deux premiers récits, Violence Becomes Tranquillity (1980) et Heart and Steel (1982). On y découvre un artiste clairement influencé par la science-fiction française, Philippe Druillet en particulier. C’est d’ailleurs dans le magazine Heavy Metal, version américaine du Métal hurlant fondé par Druillet, Moebius et Jean-Pierre Dionnet, que le premier récit de l’ouvrage est initialement publié, marquant l’une des toutes premières exportations du manga en Occident. Deux ans plus tard, Heart and Steel sera la première œuvre de manga réalisée pour une publication anglophone, Epic Illustrated, le rival de Heavy Metal édité par Marvel. En moins de dix pages pour chacune de ces deux histoires, Shinobu Kaze dévoile un univers très découpé, où le temps semble être ralenti, l’absence quasi totale de narration laissant une place prépondérante au symbolisme. De véritables petits chefs-d’œuvre de psychédélisme qui, en choisissant d’ouvrir de façon spectaculaire ce Violence & Peace, offrent aussi un bref panorama de la richesse esthétique et thématique qui se développera dans les histoires suivantes.

Tout aussi délirants sont les récits en noir et blanc, donc. Le chaos règne, déclenché par les humains qui deviennent des individus «idéaux», parfaits, dont la découverte de leur véritable nature – derrière la peau et le sang se cachent des créatures de métal, dénuées d’âmes – les amène à questionner le monde tel qu’ils le voient et leur propre existence. Kaze dessine le monde tel qu’il est et tel qu’il est en train de devenir, fragilisé par les guerres, la destruction de la nature et l’avènement de l’ère technologique. Maître du découpage, il se plaît à étirer le temps comme un élastique, faisant de ses récits des moments suspendus et jouant un véritable rôle dans l’intensité des histoires. C’est notamment le cas de La Femme supersonique (1978), récit long d’environ 25 pages et qui se déroule entièrement dans un laps de temps de 2,2 secondes «très, très longues», avec les visions saisissantes de cet avion, longue pointe en avant, qui s’apprête à s’écraser dans le building qui sert de décor à l’histoire. L’auteur déconstruit le temps et laisse de côté l’opulence des dessins pleine page somptueux que l’on trouve très régulièrement dans l’ouvrage pour jouer sur le rythme, allant jusqu’à insérer plus de quinze cases en une page, jusqu’à un final explosif.

L’onirisme et le réel

Très influencé par la contre-culture aussi bien japonaise qu’occidentale, Shinobu Kaze serait le lien entre le manga de science-fiction (plus jeune, il eut pour mentor Go Nagai, créateur de Goldorak et Devilman) et la SF graphique européenne, pour raconter des mondes où «le seul sabre ne suffit plus» pour affronter la réalité. Un enfant dort avec un pistolet en plastique sous son oreiller, jusqu’au jour où, pour survivre, il est forcé de se servir d’un vrai (et fait un carton); un homme qui découvre être un robot aux bras armés de missiles tire dans le vide pour, littéralement, rendre les armes; des policiers vêtus d’armures surpuissantes résistent à un étrange phénomène qui fait exploser les humains, mais tuent sans pitié ceux qui n’ont pas les moyens de débourser la somme nécessaire à leur protection. Voilà l’univers dépeint avec impertinence et une maestria folle par Shinobu Kaze, là où la violence et la paix se font l’écho de l’onirisme et du réel (le rêve étant souvent mis en scène comme déclencheur des catastrophes ou comme vision d’un futur désolé).

Le recueil Violence & Peace, au lieu de présenter les récits dans l’ordre chronologique de leur parution, les fait se succéder à travers l’axe de la thématique. Ainsi, d’une histoire à l’autre, des idées et des images semblent se répondre, rendant l’ouvrage très pertinent dans son ensemble et sa lecture plus fluide. L’enchaînement Can’t Fly to Space (1978), Écoute la voix de ton cœur (1978) et Ode à la nature (1984), trois des meilleurs récits rassemblés ici, met notamment l’accent sur l’angoisse écologique qui vampirise le sous-texte, avec ces humains aspirés par une planète monstrueuse ou cette femme, personnification de la nature elle-même, dont le kimono blanc devient fleuri lorsque la Terre devient, elle, aride. Même plus de trente ou quarante ans après, il n’est pas trop tard pour plonger dans l’univers hypnotisant de Shinobu Kaze. Après Violence & Peace aux éditions Le Lézard noir, l’éditeur Black Box prévoit déjà de traduire et publier trois autres œuvres du mangaka méconnu, dont les fameux Ryû et Zeus. On les attend avec impatience.

Valentin Maniglia

Violence & Peace, de Shinobu Kaze. Le Lézard noir.

L’histoire

Cette anthologie est une invitation à se perdre dans la psyché d’un auteur inclassable. L’univers que Shinobu Kaze déploie dans ces pages est aussi inattendu que furieusement personnel. Science-fiction, kung-fu, horreur, anticipation, action, comédie… D’un genre à l’autre, l’auteur révèle une maîtrise narrative et un art de l’hybridation unique, qui mêle sans transition cosmogonie bouddhiste, références «New Age» et conscience écologique aiguë.