Au Luxembourg comme dans le reste de l’Europe, la culture a terriblement souffert des effets de la crise. Alors que les lieux culturels peuvent de nouveau accueillir du public, la ministre Sam Tanson revient sur une année 2020 catastrophique pour le secteur.
C’est au matin du lundi 11 janvier, jour de la réouverture des lieux culturels, que la ministre de la Culture nous accueille dans son bureau. Comme un symbole pour souligner la victoire d’un secteur auquel tous les pays d’Europe ont réservé le même sort : le silence, qui continue encore, chez nos voisins, d’être assourdissant. L’occasion, pour Sam Tanson, de mettre les points sur les i concernant les restrictions, tantôt compréhensibles, tantôt contradictoires, que les différents domaines de la culture au Luxembourg ont subies de plein fouet depuis le mois de mars.
Comment défendre la culture dans une période où le divertissement est condamné?
Sam Tanson : On essaie de trouver un juste équilibre, en particulier avec les mesures qui viennent d’entrer en vigueur, pour permettre quand même aux gens de se divertir et de se changer les idées. D’où la réouverture des musées, théâtres et cinémas aujourd’hui, bien entendu avec des restrictions sanitaires. Il est important pour nous de permettre aux gens d’avoir quand même accès à la culture.
Par les temps qui courent, ce n’est pas seulement un divertissement : la culture est un facteur qui remet en cause les questionnements de la société, les décisions qui sont prises. C’est ce qui fait qu’il est important de ne pas être dans le silence.
Avez-vous dû batailler contre votre propre gouvernement pour défendre les intérêts de la culture?
Chaque ministre bataille pour son secteur, c’est absolument normal, mais toutes les discussions et la prise de décisions se font de manière calme et argumentée. Il n’y a pas eu de bataille pour la réouverture de la culture.
Malgré une augmentation du budget de la Culture pour 2021, les perspectives d’avenir doivent-elles être mises de côté au profit de la reconstruction du secteur?
La redynamisation est essentielle : le secteur a énormément souffert. Sur ce point, on a déjà fait beaucoup de travail en amont et en dehors du budget : on a facilité et amélioré le statut des intermittents et des artistes, en payant un million de plus qu’en temps normal. Les conditions d’accès sont, par ces temps de crise, plus faciles et les montants payés plus élevés, pour garantir un minimum nécessaire aux artistes.
D’autre part, sur les 5 millions du programme Neistart (NDLR : la série de mesures présentée par la ministre pour relancer la culture et la création artistique à la suite de la crise sanitaire), il y a énormément d’argent qui va directement dans la création, pour soutenir des projets en cours ou à venir. On a déjà fait un bon travail de préparation.
Mais quand on parle de perspectives d’avenir, il y a surtout un grand projet, celui de Kultur:LX, qui va prendre du service le mois prochain, avec les nouvelles directrices (NDLR : Diane Tobes et Valérie Quilez). Kultur:LX sera un élément fortificateur de la scène nationale, qui prendra ensuite son rôle initial d’agence d’export et de conseil.
Il ne faut pas réfléchir au numérique comme ersatz, mais comme complément
Lors des Assises culturelles, on a eu l’exemple d’artistes présents sur la scène culturelle depuis longtemps et qui se demandent maintenant s’ils ont bien choisi la bonne profession. Même en temps normal, l’art et la culture sont des domaines dans lesquels il y a peu de sécurité financière. Aujourd’hui, beaucoup ont réalisé à quel point on est vulnérable face à un problème comme celui-ci. Il y a un réel souci, auquel s’ajoute la difficulté pour des jeunes à l’heure actuelle de se lancer. On doit faire un réel travail pour les accompagner en début de carrière.
Pendant la crise, le numérique a été essentiel pour la culture. C’est aussi la définition la plus évidente, dans ce secteur, du “monde d’après”, avec des artistes qui tendent à développer les possibilités du digital. Le ministère soutiendra-t-il encore les projets numériques?
L’un des éléments du programme Neistart, avec lequel nous avons financé un certain nombre de projets numériques en 2020, est d’aider des projets innovants qui s’adaptent à la situation. Nous ne prévoyons pas de poursuivre cela, mais nous avons un budget de subsides pour lequel de tels projets seront pris en considération au même titre que les autres. À la suite d’un nouvel appel à projets lors du dernier confinement, nous avons par ailleurs des projets en cours. Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup d’artistes, quand ils planifient un spectacle, s’interrogent déjà sur le format. Ça devient un réflexe.
Toutefois, l’offre digitale est à double tranchant, et il ne faut pas réfléchir au numérique comme ersatz, mais comme complément. La question qui revient, c’est : “Est-ce qu’on va continuer en hybride?” La réponse est oui, en tout cas tant que les possibilités et l’accueil des spectateurs sont restreints. Il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de gens vulnérables qui ont peur de se déplacer, et à juste titre; il faut pouvoir les divertir à la maison.
En 2020, vous avez rencontré à quatre reprises les ministres européens de la Culture. Par rapport à ses voisins, le Luxembourg a mis en place des mesures moins strictes et moins longues quant à l’accès à la culture en temps de pandémie. Quelles idées ou initiatives avez-vous apportées dans le débat?
Ce qui m’importe, depuis le début de la crise – et c’est un vrai problème – c’est la mobilité des artistes. Les règles sanitaires étant différentes dans chaque pays, il est devenu très difficile pour les artistes, notamment ceux qui travaillent ensemble et qui résident dans des pays différents, de se déplacer. Souvent, des spectacles ont été rendus impossibles à monter seulement à cause de ce facteur, et c’est quelque chose dont j’ai souhaité discuter à plusieurs reprises avec mes homologues européens.
L’Europe a montré ces derniers mois qu’elle n’était vraiment pas un modèle de collaboration. Chacun n’en a fait qu’à sa tête!
Malheureusement, les problèmes que cela soulève ne sont pas, en règle générale, de la compétence des ministres de la Culture; ce que nous pouvons faire, c’est alerter quant à cette question. De même, il était important pour nous de ne pas imposer ces règles strictes aux artistes étrangers qui devaient se rendre au Luxembourg.
L’autre point, c’est l’échange d’informations et de données. Il y a eu des concerts-tests qui ont été donnés en Allemagne; la même chose a été faite à Barcelone pour les salles de spectacle, et j’ai souhaité que l’on échange sur les résultats de l’impact de la circulation du virus dans les salles, pour pouvoir tirer les bonnes conclusions et garantir des ouvertures aussi rapidement que possible.
Que ce soit en Espagne, un pays très décentralisé avec des régions qui gardent la culture ouverte et d’autres qui ferment tout, en France, où la culture est complètement à l’arrêt ou en Allemagne, il n’a jamais été prouvé que le virus se transmettait dans les salles…
L’Europe a montré ces derniers mois qu’elle n’était vraiment pas un modèle de collaboration. Chacun n’en a fait qu’à sa tête quand il s’agissait d’entrer dans un pays, d’en sortir, d’imposer des quarantaines… On sait pertinemment que le virus ne s’arrête pas à une frontière! Les ministres européens de la Culture sont tous d’accord : il faudrait harmoniser les règles et avoir plus de libre circulation des artistes.
Pour en revenir à votre question, on ne sait toujours rien, en règle générale, sur ce virus. Je lis énormément d’articles sur la chose, et les spécialistes évoluent beaucoup dans leur évaluation de la situation. C’est compréhensible : c’est un virus qui est très récent, on peut être très content d’avoir un vaccin aussi rapidement, mais, au fond, on ne sait toujours pas grand-chose, si ce n’est que sa circulation dans l’air est problématique, que les températures ont un impact, tout comme le fait d’enfermer des gens en intérieur, sans masque et sans distanciation. On ne peut donc que partir de ces informations-là.
Avant le deuxième confinement, les lieux de culture du pays avaient tout mis en œuvre pour garantir la sécurité du public et empêcher la propagation du virus. Le Trois C-L reste l’un des meilleurs exemples, avec un projet de courtes pièces où l’artiste performe pour un seul spectateur à la fois, prévu pour décembre et qui aura finalement lieu en février…
C’est le grand problème qu’on a dans cette gestion de crise. Nous sommes une société démocratique et nous n’avons absolument pas l’habitude de prendre ce genre de décisions qui restreignent les libertés. On ne le fait pas de gaîté de cœur, loin de là. Nous essayons de prendre des mesures cohérentes et compréhensibles pour les gens, mais si vous mettez en place des règles et que vous commencez à y ajouter des exceptions, cela devient très compliqué.
C’est terrible de dire aux gens : “Vous n’avez pas le droit de travailler.”
Garder les musées ouverts quand tous les autres lieux de culture sont fermés, c’est pourtant faire une exception.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, on en est arrivé à la conclusion qu’il est aussi important d’offrir d’autres choses. Autour de moi, je vois beaucoup de gens qui souffrent émotionnellement, qui en ont marre, et il faut donner des perspectives au public. Je comprends cette frustration. C’est terrible de dire aux gens : “Vous n’avez pas le droit de travailler.” Il faut faire un rééquilibrage constant des mesures. Au ministère, nous faisons du mieux que nous pouvons et de la manière la plus compréhensible possible.
Le plan de développement culturel 2018-2028 (KEP), qui contient les objectifs et recommandations en termes de politique culturelle au Luxembourg, a-t-il été remis en cause? La crise vous a-t-elle amenée à revoir ses priorités?
Je considère qu’il faut savoir où l’on se situe pour pouvoir se développer. Il ne s’agit pas seulement d’une vue de la situation : le KEP a aussi mis en exergue les points sur lesquels on doit travailler. Pour cette raison, il était primordial que ce plan ait été fait. Cependant, il a toujours été clair que le KEP n’est pas un aboutissement. C’est un work in progress qui doit être réévalué constamment. C’est ce que nous faisons depuis deux ans et c’est ce que nous continuerons de faire.
Bien entendu, la crise a mis l’accent sur certains points qui sont devenus plus importants. Par exemple, il était déjà clair que le statut des intermittents devait être revu, mais la crise a montré qu’il fallait revoir ce point plus en profondeur encore. Tout évènement en cours de route nous dit ce qu’il faut changer, mais la crise, si elle a eu un certain impact, ne remet pas en cause le plan en tant que tel.
Qu’en est-il de l’éducation à la culture? Si l’on prend l’exemple du cinéma, on produit et coproduit des films qui, depuis quelques années, font le tour des festivals et sont primés dans les plus prestigieux d’entre eux. Et pourtant, il n’y a toujours pas d’école de cinéma au Luxembourg…
La discussion autour de l’enseignement supérieur est quelque chose qu’il faudra mener lors de la prochaine période législative. Actuellement, ce qui est primordial, c’est la professionnalisation du secteur et la médiation pour les jeunes publics dans nos institutions culturelles. Il faut que ce soit normal pour les jeunes de se rendre dans un musée ou de monter sur scène et s’exprimer librement : une fois que vous avez ça, ce sont des choses qu’on ne vous enlèvera plus jamais dans toute votre vie. C’est essentiel.
Entretien avec Valentin Maniglia