Autoproclamé «authentique génie des temps modernes», il a promené son personnage délirant aux yeux de tous. L’Irlandais Ian Gibson lui consacre une biographie minutieuse et rigoureuse, enfin disponible en français… 27 ans après sa publication originelle.
C’était en mi-journée, un dimanche de février 1971. À la télévision française, il était reçu pour présenter le disque qu’il venait d’enregistrer. D’emblée, il prévient qu’il n’en parlera pas, partant du principe qu’il ne répond jamais aux questions qu’on lui pose. Au fil de l’émission, face à l’impeccable journaliste Denise Glaser qui le décrit comme un personnage contestataire formidable, il lui assure être «un catholique apostolique monarchique romain». Dans ce même programme, à jamais grand moment de télévision, Salvador Dali affirme aussi que Paul Cézanne est le peintre «le plus maladroit, le plus catastrophique… qui a plongé l’art moderne dans la merde sublime qui est en train de nous engloutir…».
Il confie encore qu’il aimerait des disques comestibles, mais ceux qui existent actuellement ne l’intéressent que pour faire de l’argent et qu’un psychiatre qui a étudié sa personnalité pendant huit ans a conclu : «Dali possède le cerveau le mieux organisé qu’il ait rencontré.» Il s’en prend aussi à «l’époque qui n’a fait que s’alimenter de toutes mes idées», et assure n’aimer ni les enfants, ni les dessins d’enfants. Il quitte le plateau, revient enveloppé dans un manteau de fourrure, et lance à Denise Glaser : «Vous m’attrapez par la bite», sans oublier de la traiter de vampire… Ainsi était Dalí, grand amateur des textes de François Rabelais – du moins, le faisait-il croire…
Escroc ou génie?
Alors, Salvador Dali, génial escroc ou exceptionnel génie? Peintre inspiré ou «avida dollars» (anagramme de son patronyme)? De nombreux textes et livres ont tenté de répondre à la question, se sont perdus dans le flou qui sépare la réalité de la fiction. Mais en cette fin d’année est enfin parue en version française la monumentale biographie écrite par un grand hispaniste devant l’éternel, l’Irlandais Ian Gibson : La vie effrénée de Salvador Dali, publiée originellement en 1997. Dix ans de recherches et de travail pour, au final, près de 650 pages, quelques photos du «maître» et reproductions de ses œuvres… Dans de récentes interviews, Ian Gibson confiait : «Dali nous fait rêver mieux», ou encore : «Pour Dali, dans le fond, seul compte Dali.
Ensuite, il développe sa méthode de travail pour cette biographie : «Ce qu’a toujours voulu Dali, c’est imposer sa version de certains faits au lecteur et l’amuser avec ses anecdotes, et, entre autres, démontrer qu’il vaut mieux que Picasso… Je ne crois pas avoir trouvé le « vrai Dali intime », seulement avoir produit une approximation plus ou moins réussie qui constituait pour le peintre lui-même une énigme.» Une énigme en seize chapitres, entre catalogue, premiers jours, Saint Sébastien et le Grand Masturbateur, América, un surréalisme renégat ou encore Amanda Lear et autres extravagances…
Prisonnier de son image
Ian Gibson, dans l’introduction de son livre, déroule : «On a vivement envie de connaître les véritables secrets d’un artiste qui, à sa meilleure période, a agité et défié les imaginations de son époque. De plus, vers la fin de sa vie, un Dali malade a laissé percevoir le désir de mettre au clair, au moins au regard d’une personne, les faits biographiques». Parmi ces faits, cinq ont fait Salvador Dali, sa réalité et sa légende. L’enfance et le père, la timidité et l’impuissance, le surréalisme, Gala, la politique… Né le 11 mai 1904 à Figueras, au nord de la Catalogne, Dali a toujours dit que, dans sa vie, trois hommes ont été importants : le poète Federico Garcia Lorca, le cinéaste Luis Buňuel et son père.
Commentaire de Ian Gibson : «Il ne supportait pas la compétition avec son père, ce notaire intelligent, mais aussi un homme massif, masculin, patriarche. Dali était mince et fragile. Les rapports ont été violents… Je retranscris une lettre dans laquelle Dali père écrit à Buñuel : « Mon fils est insupportable et je vais le tuer! » Un jour, à des amis réunis dans sa propriété à Cadaqués, il lance : « Excusez-moi, maintenant, il faut que je fasse du Dali ».» Dali prisonnier de son exhibitionnisme, de ce personnage à la moustache et aux yeux écarquillés.
Épopée psychique
Derrière le masque du bouffon excentrique et provocateur, le peintre de La Persistance de la Mémoire (1931, avec les célèbres montres molles), de Cygnes se reflétant dans les Éléphants (1937), de Galatée des Sphères (1952) ou de La Queue de l’Hirondelle (1983, sa dernière œuvre) était en fait immensément timide… et im-puissant. «La vie du peintre était, littéralement, « pleine de honte », sentiment qui, depuis l’enfance, lui procurait une souffrance intolérable, presque suicidaire, explique Ian Gibson. Je n’ai pas changé de conviction. L’exhibitionnisme à la limite de la folie de Dali était une défense contre son extrême timidité, son éreutophobie – ce trouble anxieux de la peur de rougir irrémédiablement liée chez lui à l’impuissance, à la terreur de ne pas obtenir une érection.»
Pour Dali, dans le fond, seul compte Dali
Et c’est ainsi que Salvador Dali a mis l’onanisme grandement en lumière dans son œuvre. Tout en cachant (du moins, en tentant de cacher) ses aspirations homosexuelles à travers sa relation avec Federico Garcia Lorca. Durant ses études madrilènes, il découvre les écrits de Sigmund Freud qu’il rencontrera en 1938 à Londres par l’entremise de Stefan Zweig, et de Lautréamont et ses Chants de Maldoror. Puis il fréquenta à partir de 1929 le surréalisme qui sera pour Dali, selon Ian Gibson, moins un pur espace de liberté que les instruments mentaux d’une épopée psychique et d’un dé-ploiement artistique à 360 degrés.
Gala, jamais bien loin
Le mouvement intellectuel est alors en crise, Dali le réveille avec son excentricité et sa façon de peindre les rêves, mais se brouille avec André Breton, le théoricien du surréalisme. Il quitte alors le mouvement, part aux États-Unis où il assure : «Moi, je suis le seul surréaliste. Les autres sont figés dans un état qui les empêche d’avancer.» L’Amérique le croit, perpétue sa gloire et le couvre de dollars – avec, jamais loin, sa femme Gala. «Aux États-Unis, Salvador Dali se perd dans l’exhibitionnisme, entouré de gens qui veulent se faire photographier avec lui. De beaux jeunes hommes l’entourent, mais ils ne sont pas très intéressants. C’est un show!», commente Ian Gibson.
Retour en Espagne avec Gala, ils se pointent en Catalogne en Cadillac… Jamais loin, Galanée Elena Ivanovna Diakonova (1894-1982), connue pour avoir été successivement l’épouse de Paul Éluard et l’amante de Max Ernst avant d’être la muse russe rencontrée chez les surréalistes et la femme de Dali. On la dit «agressive et cynique, grande lectrice affamée de sexe et d’argent». Elle se traite d’ailleurs elle-même de «putain», ne sourit jamais et Buñuel tenta même de l’étrangler. Le père de l’artiste la détestait, mais avouait que, sans elle, son fils «aurait fini sous un pont à Paris».
Proche du général Franco
Pour le portrait de sa femme qu’il signa en 1944, Dalí assure y avoir travaillé pendant 540 heures, l’avoir peint «comme un Vermeer» et s’être inspiré de La Fornarina de Raphaël. Aussi curieuse qu’inaccessible, Gala était, selon Ian Gibson, «concentrée sur la poursuite de ses intérêts et de ceux de Dali». Et c’est avec Gala qu’à son retour des États-Unis, il se rapprochera du régime du général Franco. L’auteur de La vie effrénée de Salvador Dali rappelle qu’«au début, oui, il avait des convictions politiques parce qu’il veut être libre, il veut la liberté pour les autres : il était marxiste et anti-monarchiste.»
En 1949, il prend ses distances avec la gauche, revient au classicisme, au catholicisme. Encore Ian Gibson : «Il fait tout ça par cynisme, pour pouvoir retourner en pleine Espagne franquiste au cap de Creus qu’il aimait tant…» Le 23 janvier 1989, dans la tour Galatea à Figueras, bardé de tuyaux sur son lit, celui qui se proclamait «l’authentique génie des temps modernes» meurt. Quelque temps plus tard, son dévoué chauffeur Arturo Caminada confiera ne pas avoir reçu une seule peseta au décès de l’artiste et, définitif, glissera : «Le señor Dali n’aimait personne.»
La vie effrénée de Salvador Dali, de Ian Gibson. Le Cherche-Midi.