Après des essais menés à Leipzig et Barcelone, la Rockhal, jusqu’à dimanche, organise à son tour des concerts tests, articulés autour d’un protocole drastique qui contrarie l’essence même du spectacle vivant. Impressions de l’intérieur.
Depuis le 11 janvier, jusqu’à preuve du contraire, il est de nouveau possible d’assister à des concerts au Luxembourg, certes sous certaines conditions : 100 spectateurs maximum sous le même toit, des masques et de la distance. Un cérémonial auquel se plient les salles, heureuses de retrouver un peu de vie et d’activité «pour le public, pour les artistes, pour l’équipe», comme elles l’affirment à l’unisson. Ce retour à un semblant de normalité s’est déjà manifesté ces huit derniers mois par des initiatives uniques : par exemple, un festival en plein air fait d’îlots de palettes en bois (Congés annulés, Rotondes) ou des rendez-vous réguliers qui combinent «lives» sur scène et à la radio (Aircheck, Kulturfabrik et 100,7).
Face aux normes sanitaires imposées – malgré des jauges contraignantes et des artistes étrangers manquant à l’appel, retenus par de mêmes problématiques chez eux –, certaines enceintes s’en sortent mieux que d’autres, notamment celles qui promeuvent des musiques qui s’apprécient sans contact et sans mouvement, comme le classique ou le jazz (Philharmonie, Opderschmelz, Trifolion, CAPe…). Pour les autres, plus branchées pop, rock, électronique ou hip-hop, la situation tient du casse-tête : comment en effet redéfinir le live sans danse, sans partage, sans agitation, sans effervescence? Est-ce que cela a même du sens dans une société qui, plombée par un virus antisocial, pointe du doigt ceux qui cherchent à se divertir?
La riposte à onze mois de silence
«Ce qu’on adore voir ici, dans la grande salle, c’est ce qui pose aujourd’hui un souci insoluble», soutient à juste titre Olivier Toth, le directeur de la Rockhal. Mais plutôt que de succomber à un fatalisme sclérosant, il a décidé de prendre le taureau par les cornes, riposte justifiée par plus de onze mois de silence (le dernier spectacle à Belval datait du 7 mars 2020). D’où, cette semaine, cette série de cinq concerts tests intitulée sans détour «Because Music Matters», entamée mercredi et achevée ce dimanche. Un geste «positif» en réponse à «un manque cruel de proposition musicale», qui s’est construit dans le temps. D’abord à travers l’observation des partenaires européens qui, à travers certaines initiatives, cherchent à se réinventer. Ensuite par une «discussion quasi continue» avec les ministères de la Santé et de la Culture, qui s’est «intensifiée» ces dernières semaines.
Pour s’offrir d’encourageantes perspectives, Olivier Toth et son équipe se sont penchés sur deux cas qui font référence en Europe : un premier concert test mené à Leipzig (Allemagne), en août 2020, autour de la circulation des gens (et l’éventuelle formation de clusters). Le second, en décembre à Barcelone (Espagne), privilégiait lui des tests en abondance, avec des spectateurs debout. La Rockhal a choisi de couper la poire en deux, avec la mise en place d’une double procédure de dépistage (antigénique et PCR), accompagnée d’une ordonnance pour réaliser un test sept jours plus tard. S’ajoutent à cela une billetterie à distance rigoureuse (soit 4 places maximum par commande) et, avant d’entrer dans la salle, le passage obligé à travers un détecteur d’aéroports, afin d’éviter toute fouille corporelle. Le concert, lui, se déroulera assis et masqué.
Le spectre du passeport vaccinal
Un «contrôle minutieux» imposé, il est important de le préciser, à toutes les personnes qui circulent dans cet espace (public donc, mais aussi artistes, staff, techniciens…) afin que «le dispositif ne soit pas corrompu», précise le directeur. Une véritable «atmosphère de laboratoire» qui, à moyen terme, devrait permettre à la Rockhal d’élaborer différents scénarios pour, qui sait, investir «à son aise» la grande salle et rêver d’une plus grande affluence. Car, c’est une réalité, «mettre en place des concerts de 100 personnes, ce n’est pas viable !». Ni financièrement ni moralement. La proposition, visant à «mieux comprendre ce virus» et devancer «un retour» à l’activité, a toutefois vite fait surgir une idée qu’aucun programmateur ou organisateur de concerts ne veut entendre : le passeport vaccinal ou, à rebours, cette nécessité d’afficher sa pleine santé pour renouer avec le plaisir de la scène.
Les opposants au projet ne se trouvent d’ailleurs pas que dans les salles, mais aussi dans la rue, comme en témoigne cette mini-manifestation qui a eu lieu mercredi, lors du premier concert test (NDLR : celui de Glass Museum). Dans un froid glacial, une poignée de contestataires accusaient un manquement aux droits fondamentaux et au respect de la vie privée. Une charge qui pourrait même se poursuivre devant les tribunaux, le conseil d’administration de la salle, les ministères de la Culture, de la Santé et le Premier ministre ayant reçu une mise en demeure et en procès. Une action qui, au-delà de sa portée symbolique, montre que le sujet est sensible, comme peuvent l’être les discussions autour du Covid-19. Car sur place, le lendemain, pour un second show signé Cleveland, le public souscrivait sans souci au lourd protocole. Et selon la confidence de certains, «personne n’a eu l’impression d’avoir le couteau sous la gorge».
«Pour le coup, le Luxembourg m’épate !»
Au cœur de la queue formée dans la gare Belval-Université, à deux pas de la Rockhal, l’ambiance était tranquille, même après deux écouvillons dans le nez. Certes, un certain Thierry, les larmes aux yeux, se demandait «si tout cela avait bien du sens». Ce qui n’est pas le cas d’un sympathique couple belge, en provenance de Bastogne : «Sortir de la maison, recommencer à vivre, juste s’évader ensemble, c’est bon pour l’équilibre psychologique!», soutenait Jen, qui avait fait la surprise à son compagnon, Jordan, pour ses 37 ans. «Je ne m’y attendais pas du tout. Pour le coup, le Luxembourg m’épate !» L’attente, d’une vingtaine de minutes, du résultat (du premier test) sur un parvis gelé n’entamait pas non plus le moral d’une bande d’expatriés espagnols, qui patientaient en blaguant. L’un d’eux, dans un anglais ensoleillé, demandait si «personne n’avait de billets à vendre»…
Finalement, au gré des discussions (menées à distance convenable), on comprend que tout ce beau monde aurait très bien pu assister à un autre concert à l’affiche de ce «Because Music Matters», aux sonorités variées (metal, folk, jazz), selon l’adage connu qui dit que «qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !». Mais c’est là que le bât blesse. Malgré une mise en scène soignée, avec une scène centrale de 360°, le problème reste le même : privé d’interactions, de mouvements, de confrontations public-artiste, et précédé de surcroît par une lourde démarche sanitaire, le live n’a plus la même saveur. Un sentiment peut-être conforté par le set (de qualité) servi par Cleveland qui, devant la réserve généralisée, prenait des airs de performance d’art contemporain. Les applaudissements retenus et les quelques déhanchements sur chaise confirmaient l’étrange atmosphère, comme s’il fallait renouer avec d’anciens réflexes, aujourd’hui perdus. Ou qu’il fallait s’en inventer d’autres.
«On ne va pas s’arrêter là»
Car tel est le nœud des difficultés du moment, et les divisions qui en découlent : d’un côté, certains espèrent de tout cœur que tout redevienne comme avant grâce aux vaccins, à l’immunité collective… Même Olivier Toth : «Oui, il y a un espoir et une conviction dans le secteur que les concerts debout, les festivals vont revenir». Mais comme pour l’instant, voir les choses «à grande échelle est impossible», d’autres empruntent des chemins de traverse. Ces concerts tests en sont une démonstration, animée par l’idée que l’on n’en a pas encore fini avec cette satanée pandémie et qu’il va falloir, encore un temps, faire le dos rond. «On ne va pas s’arrêter là», soutient le patron de la Rockhal qui, s’il n’a pas la «prétention» que cette offre fasse des petits ni «d’être un projet pilote, un modèle pour les autres» salles du Luxembourg, espère cependant que l’initiative fasse «avancer le secteur». Oui, c’est en marchant que l’on apprend.
La course à pas cadencés est donc lancée, sous la coupe franche de la science et des politiques. Bien sûr, derrière cette reprise, il est question de sujets d’importance, comme la douloureuse santé financière d’un milieu musical aux abois, ou celle, mentale, de toute une population qui cherche un second souffle. C’est un fait, il faut que les choses bougent ! Mais vers où ? Des shows où il faudra montrer son vaccin, comme à la douane avant un voyage ? Ou d’autres, entourés de lourds processus sanitaires «Covid friendly» mais pas «friendly» tout court ? Personne ne le souhaite, c’est évident, surtout pas le spectacle vivant lui-même, qui perd au change ses principes, ses valeurs, son sel, son essence. C’est bien là la seule conviction que l’on peut avoir en ces temps perplexes.
Grégory Cimatti