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Révisions du réel


Obsédé par sa propre image, l’homme d’affaires et fugitif Carlos Ghosn choisit son type de procès.

Comment les deux meilleures séries de cette fin d’été, la comédie Jury Duty et le documentaire Wanted : The Escape of Carlos Ghosn, donnent à voir une version alternative de la réalité.

L’un est un célèbre homme d’affaires devenu fugitif, dont la chute retentissante a trouvé son point d’orgue avec son évasion spectaculaire du Japon, où il était placé en résidence surveillée. L’autre était il y a encore quelques mois un parfait inconnu, embarqué malgré lui dans un procès délirant qui ne révèlera ses secrets qu’au bout de trois semaines. La lumière a été braquée sur Carlos Ghosn et Ronald Gladden, «stars» de deux documentaires qui ont fait leur apparition en cette fin d’été sur les plateformes de streaming : le premier raconte son histoire dans Wanted : The Escape of Carlos Ghosn, récit définitif à voir sur Apple TV+, le second est scruté dans Jury Duty, sur Prime Video, vrai documentaire sur un faux procès dont il est le héros malgré lui. Dans les deux cas, ils sont au cœur d’une mise en scène de leur vie, d’une manipulation par le spectacle de leur destin.

L’histoire de Ronald Gladden est peut-être la plus improbable des deux. Le Californien, âgé de 28 ans en 2021, s’est mis à la recherche d’un emploi après avoir démissionné de son poste de vendeur de panneaux solaires. Interpellé par une petite annonce sur Craigslist, qui proposait de participer à la réalisation d’un documentaire sur les citoyens élus pour exercer la fonction de juré, le jeune homme a par la suite confié au magazine GQ qu’il a été attiré par «l’opportunité de vivre une expérience nouvelle». Choisi par la production – ainsi que par la justice, s’imagine Gladden –, il intègre donc un jury de douze citoyens chargés de trancher une affaire aux assises : la plaignante, une entrepreneuse, accuse un ex-employé de causer dommage à son business. L’accusé, de son côté, semble en savoir plus sur son ancienne patronne qu’elle veut bien le laisser voir. Le twist : l’affaire est montée de toutes pièces, et toutes les personnes ayant un rôle dans l’affaire, dans la cour comme en dehors, est un acteur. «On croirait être dans une téléréalité», marmonne à plusieurs reprises Ronald Gladden devant la caméra. Qui est loin de se douter de la supercherie.

Dans le dernier épisode de Jury Duty, le non-acteur Ronald Gladden découvre qu’il a été piégé dans une mise en scène. Photo : amazon

Créée par Lee Eisenberg et Gene Stupnitsky, la série, qui adopte le format de la sitcom taillée pour le streaming (huit épisodes d’une vingtaine de minutes), est un petit joyau d’humour absurde et déjanté, et qui tient franchement la comparaison avec la production phare de ses deux cerveaux : la version américaine de The Office. On y met en scène une version déformée et grotesque du réel – et on rit précisément pour ces raisons. Jury Duty choisit, non pas de faire cette mise en scène dans le monde réel, mais d’amener Ronald Gladden, un homme choisi comme représentation de l’«Américain moyen plus» (selon la télévision), à croire qu’elle est le réel. Et dès le premier jour d’audience, tout le «casting» est forcé de cohabiter le temps du procès – trois semaines complètes au tribunal le jour, à l’hôtel la nuit –, parce que l’un des jurés, l’acteur James Marsden (le Cyclope de X-Men), est poursuivi par des paparazzi et pourrait compromettre la confidentialité de l’affaire. Pendant tout ce temps, l’Américain moyen plus se constitue prisonnier volontaire de la troupe autour de lui.

Comme un thriller

Le célèbre homme d’affaires a, lui, fait deux séjours (réels) en prison avant de se réfugier au Liban. Nommé patron de Nissan en 2001, puis architecte de l’alliance avec Renault dès 2005, date où il prend aussi ses fonctions de PDG du constructeur français, Carlos Ghosn s’est retrouvé pris dans sa folie des grandeurs à mesure que son influence s’étendait. Jusqu’à ce qu’au Japon, il se brûle les ailes – et renaisse «libre» au Liban, le pays de son père. Le chef d’entreprise(s) a été arrêté et placé en détention par la justice japonaise le 19 novembre 2018 pour soupçons d’abus de biens sociaux. Pour un homme qui souffre du besoin de s’afficher avec le chef d’État de chaque pays qu’il visite, ça n’a rien de vraiment étonnant. Mais les conditions de sa détention étaient déplorables et terrifiantes, comme c’est le cas, selon lui, dans toutes les prisons de l’archipel. On imagine mal le «businessman» le plus puissant du monde automobile faire de la pub pour Amnesty International…

Le fil rouge de ce documentaire filmé et raconté comme un thriller classique américain, c’est la question : «Victim or villain?» («victime ou méchant?»). Et l’intérêt majeur de l’objet est qu’il offre à Carlos Ghosn lui-même l’occasion unique de parler de tout – ses années de gloire, ses premières dérives (dont une très médiatisée fête en son honneur à Versailles, sur le thème de Louis XIV), ses deux arrestations, et, surtout, son évasion du pays, caché à l’intérieur d’une caisse à instruments. James Jones, le réalisateur britannique du documentaire de trois heures (quatre épisodes de 45 min environ), a orchestré la confrontation de deux versions d’une affaire en cours à la télévision. C’est le procès de Carlos Ghosn qui se tient, sans juge et dont l’accusé, réel, est la star. Un homme obsédé par sa propre image (Jones a confié que Ghosn lui a ouvert ses archives personnelles, «des boîtes et des boîtes remplies de chaque article de journal à son propos, chacune de ses apparitions à la télé, des cassettes vieilles de 30 ans») qui choisit lui aussi son type de procès. Avec en tête, ou pas, de manipuler son tribunal populaire.

Le réalisateur dévoile ses cartes

Parmi les plaignants, l’un lance une bombe : Mike Taylor, entraîneur de foot américain et ex-béret vert qui a aidé Ghosn à se faire la malle. Taylor se retourne contre lui car il s’est senti floué quand il a, à son tour, été emprisonné au Japon à la suite de son extradition des États-Unis, et que Carlos Ghosn n’a pas levé le petit doigt pour lui venir en aide. Pas plus que Ghosn n’avait voulu se montrer au Japon le lendemain du tsunami du 11 mars 2011, et toujours pas les dix jours suivants. Les faits parlent toujours contre celui qui maintient le flou entre «victim» et «villain», avec sa seconde femme, Carole, qui est sa meilleure avocate. Et qui a un penchant, elle aussi, pour les projecteurs – le couple a des airs de George et Amal du détournement de fric.

L’épisode clé, dans la série de James Jones comme dans Jury Duty, c’est le dernier. Celui où l’on découvre le pot aux roses, où l’intention initiale est révélée. C’est le moment où le réalisateur dévoile ses cartes, lorsqu’il montre à Ronald Gladden les différents scénarios prévus selon chaque réaction possible de son non-acteur. Ou lorsqu’il amène de nouveaux arguments dans une affaire «qui ne peut pas se finir comme ça», dixit Carlos Ghosn, bien qu’ils risquent très clairement de faire pencher la balance du jury de spectateurs – on sait dans quel sens. La mise en scène de la libération de Ronald Gladden devient un évènement plus grand encore que les trois semaines qui l’ont précédée. Et elle est accompagnée d’un (vrai) chèque à la clef et du surnom d’«America’s Sweetheart». Gladden a depuis retrouvé du boulot chez Home Depot, mais il est resté ami avec James Marsden. Au Liban, Carlos Ghosn a lui retrouvé son yacht, sa maison de luxe et Carole, que la justice japonaise, qui est contre l’amour, lui avait empêché de voir durant sa détention à domicile. Mais il s’agit là de la vie réelle d’un homme qui doit la vivre différemment dans l’image, renforcer sa position dans la «culture absolue» pensée par le philosophe Francesco Masci, le flot de la production d’images qui substitue la représentation au réel, donnant l’illusion d’un contrôle total sur un monde anticonflictuel. Répétez après moi : «It’s only a movie…»