De l’Islande au Groenland, des îles Galápagos aux côtes bretonnes et japonaises, cinq photographes proposent, au Cercle Cité, de nouvelles représentations de la nature avec, en toile de fond, les conflits entre l’Homme et son environnement.
Repenser, réinventer les paysages extérieurs pour mieux raconter les liens qui nous unissent à la nature : voilà la proposition faite par le Mois européen de la photographie, huitième du nom, qui s’étale tous les deux ans entre Berlin, Vienne, Paris, Berlin et Luxembourg. Parmi les 26 expositions présentées au pays qui, pandémie oblige, prennent leur temps pour trouver leurs quartiers, celle du Cercle Cité s’attache fidèlement à la thématique, à savoir rompre avec une approche dite classique, que l’on évoque la nature morte ou la reproduction picturale du paysage.
En changeant de point de vue, de cadrage, en s’appuyant sur la science et l’Histoire, en détournant les processus de fabrication de l’image et son exposition, ce cheminement artistique, plus moderne, ouvre de nouveaux espaces dans lesquels il est facile de s’y perdre. Oui, la palette est généreuse, bien qu’en arrière-plan, une idée commune subsiste, à travers une forme de doux militantisme, esthétique : la menace climatique qui s’accentue, la crise écologique qui gronde, et cette obstination de l’Homme à ignorer ce qu’il a pourtant de plus cher : la nature.
Des cinq photographes réunis sous l’étiquette «Rethinking Nature», Nicolas Floc’h attirent d’emblée les regards, avec son inlassable travail mené au cœur des océans. Plongeur aguerri, ce Breton s’est mis en tête, depuis une dizaine d’années, de saisir ce qui se passe dans les habitats immergés, dont l’Homme reste pour l’essentiel ignorant… ou mal informé : «Les paysages sous-marins ne sont que peu traités. Leur représentation reste centrée sur la faune, le littoral», quand elle ne s’attache pas aux «performances et explorations» humaines.
Avec cet artiste, cette réalité invisible – qui représente pourtant 71 % de la superficie de la Terre et 97 % de son volume d’espace habitable – remonte à la surface, sur de splendides clichés réalisés au «très grand angle» et à la «lumière naturelle». «C’est quelque chose que l’on connaît mal, alors que cet espace est essentiel, extrêmement important.» Il se propose alors de «lui donner une existence». Mieux, «d’interroger sa représentation, souvent stéréotypée, pour que l’on puisse mieux l’appréhender». «Il faut montrer la réalité des choses, sans afficher des dauphins ou des baleines!», clame-t-il.
Un travail de prospection qui, comme à l’époque des missions photographiques américaines réalisées pendant la Grande Dépression, dresse un inventaire en noir et blanc – «tout est géolocalisé, daté» – afin de rendre compte de la transformation qui s’opère en profondeur, à l’abri des regards, en raison du réchauffement climatique. De Saint-Nazaire à Saint-Malo, mais aussi du côté de la péninsule d’Izu (Japon), Nicolas Floc’h plonge et révèle des «paysages en bonne santé», aux algues folles qui font penser à «des forêts tropicales, exubérantes».
«Je ne suis pas militant. Je montre juste l’océan tel que je peux le voir», Nicolas Floc’h
Mais d’autres images, comme celles réunies dans son livre Invisible, prises dans les Calanques (près de Marseille) dévoilent une autre réalité : «Les fonds y sont très affectés. On est presque comme dans des zones lunaires.» Oui, le glissement des écosystèmes (NDLR : le déplacement des espèces en raison du réchauffement climatique) dans l’océan est trop «rapide», «six fois plus que sur Terre», et certaines zones changent totalement en un quart de siècle, les coraux prenant le pas sur la végétation : «C’est comme si en 25 ans, une forêt de pins serait remplacée par une forêt de palmiers. C’est fou !» De là à devenir militant ? «Non, je montre juste l’océan tel que je peux le voir.»
Seule Luxembourgeoise de la réunion, Justine Blau marie, elle aussi, l’art et la science. Mais à sa manière, plus fantasque. En témoigne ce large rideau tendu – que le public est d’ailleurs convié à traverser – sur lequel une nature luxuriante laisse apparaître de ses feuilles des pieds, des mains et autres récipients en verre de laboratoire… «Il y a quelques années, j’ai lu un article sur une cucurbitacée (NDLR : de la famille des courgettes, concombres…) disparue, qu’on cherchait à ramener à la vie et à réintroduire.»
Pour pointer du doigt «l’absurdité de la pratique scientifique», elle se rend alors sur place, dans les îles Galápagos, le carnet de voyage de Charles Darwin dans le sac. «J’ai essayé de parler du virtuel de manière analogue, à l’aide de collages où le corps entre en jeu», explique-t-elle. Le résultat, surréaliste, ramène à des constats évidents : «On a un rapport abstrait au monde», et par ruissellement, «une déconnexion, une distanciation du vivant». Sans oublier l’importance de la manipulation – et cet entêtement à vouloir récréer plutôt qu’à sauvegarder –, qui, chez elle, prend la forme d’une vidéo avec un magicien, maître «des illusions et des fantasmes».
Un côté surnaturel qui se retrouve chez sa voisine slovène Vanja Bučan, aux penchants dadaïstes et au travail qui fait écho à celui de Justine Blau. «Pourtant, on ne se connaît pas. Promis!» Dans une esthétique de magazines, ses clichés laissent aussi échapper un pied, une main… Autant d’arrangements insolites, en mode camouflage, qui s’amusent de la nature morte et questionnent l’ambiguïté de nos relations avec notre environnement. Une distrayante (et colorée) exploration de cet amour conditionné, réglé, interventionniste, à travers des gestes, encore, qui «protègent ou détruisent», selon qu’on soit dominateur ou romantique.
«Lorsque qu’un glacier fond, il saigne à mort, meurt et disparaît à jamais», Maria-Magdalena Ianchis
Avec les deux dernières artistes, il faut s’emparer de sa doudoune et son bonnet. La Roumaine Maria-Magdalena Ianchis s’attache à montrer la vulnérabilité et la fragile de l’inséparable duo nature/Homme, à travers l’étude de trois glaciers islandais et autrichiens. «Lorsque l’un d’entre eux fond, il saigne à mort, meurt et disparaît à jamais», s’exclame-t-elle, défaitiste quant aux efforts, «illusoires», de se reconnecter à la terre. Anastasia Mityukova, elle, s’intéresse, à travers un corpus de 6 000 images «pixelisées», à une base militaire nucléaire construite à Thulé, abandonnée par les Américains en laissant les déchets enfouis dans le sol gelé du Groenland. Une observation qui la rapproche de Marie Sommer qui, au même moment, présente un travail sensiblement analogue au CNA (« L’œil et la glace »). «Une pure coïncidence!», lâche Paul Di Felice, codirecteur du Mois européen de la photographie au Luxembourg (EMoPLux). Encore une fois, la palette est large, mais le monde est petit.
Grégory Cimatti
«Rethinking Nature»
Cercle Cité – Luxembourg.
Jusqu’au 27 juin.
Dans le cadre du Mois européen de la photographie.