Loué à l’international, le trio bourlingueur Reis-Demuth-Wiltgen se rapproche de ses racines luxembourgeoises avec son nouvel album, SLY. Au-delà de l’effet confinement, il y affiche surtout un esprit émancipé, construit avec patience.
Et ça, c’est vraiment du jazz?»… Comme le clame à chaque concert, entre deux souffles, le trompettiste Ibrahim Maalouf, le Reis-Demuth-Wiltgen pourrait lui aussi interroger son public sur ses racines. Depuis 23 ans, le trio d’amis construit en effet patiemment sa musique, au gré des continents où ils se sont posés, des emprunts, des voyages, des rencontres… Si la forme se veut classique (un trio acoustique piano-contrebasse-batterie), la forme, elle, échappe à toute catégorisation.
À la croisée de l’élégance à l’européenne et du «groove» américain, le RDW joue des épaules pour défendre son identité, singulière car multiple. Pour preuve, SLY, un quatrième album qui sort vendredi après être resté longtemps dans les cartons (il a été enregistré en mai 2019). Dessus, dans une affirmation, le Reis-Demuth-Wiltgen célèbre ses racines luxembourgeoises, rappelant qu’ils y habitent tous désormais, et recentrant par la même, dans un geste, les multiples influences qui le nourrissent. Confidences, entre le renard de Michel Rodange et l’importance de la jouer collectif.
Comment se sont passés les douze derniers mois pour Reis-Demuth-Wiltgen?
Michel Reis : Comme tout le monde, on a annulé beaucoup de concerts! Et on s’est attelés à la sortie de ce disque, qui devait initialement voir le jour en mai 2020. On en a aussi profité pour réaliser trois vidéos. Mais le gros du travail était logistique.*
Avez-vous quand même joué ensemble?
Paul Wiltgen : Oui, notamment à la Philharmonie, dans la foulée du confinement (NDLR : «Phil Live Doheem» et «Back to live»). On ne s’y attendait pas! Renouer avec la scène, et avec le jeu « live » était agréable, car parallèlement, beaucoup des interactions, depuis un an, se font essentiellement sur écran.
M. R. : En même temps, on n’est pas le genre de groupe qui répète régulièrement. C’est périodique, car il doit y avoir un objectif derrière ça. Un album, une vidéo… Avant un concert également, mais là, c’est juste pour ne pas perdre les réflexes!
Notre son n’est ni new-yorkais, ni bruxellois, ni quoi que ce soit d’autre! Il vient d’abord de nous
Était-ce symbolique, alors, de lancer l’année 2021 avec un nouveau disque?
P. W. : Avec le label (CAM JAZZ), on s’était dit qu’en le sortant en février 2021, on pourrait enchaîner avec des concerts. Bon, apparemment, on s’est trompés car on est toujours coincés… Mais au moins, on se libère d’un projet qu’on garde dans les tiroirs depuis maintenant deux ans. Ça permet de se vider un peu la tête, et de s’investir plus efficacement dans d’autres projets.
M. R. : S’il y a un symbole à trouver, c’est plutôt dans l’acte lui-même : ne pas trop traîner sur la longueur et continuer à avancer, même si la situation n’a rien d’une évidence.
Elle chamboule tout même… SLY est déjà sorti au Japon l’année dernière, non?
M. R. : Oui, ils l’ont eu en avance (il rigole). On a même déjà lu deux ou trois critiques, venant de France et d’Allemagne. C’est étrange de lire ces avis, sachant que le disque sort en fin de semaine… Tout est sens dessus dessous!
Pour ce quatrième album, vous dites mettre en valeur vos racines luxembourgeoises. Pourquoi ce retour aux sources?
P. W. : On cherchait un thème pour l’album, ce qui est plutôt rare. Ce n’est pas dans nos habitudes. J’ai écrit un morceau pour mon fils qui s’intitule Fantastic Mister Fox. Il y avait cette figure littéraire, fameuse au Grand-Duché, qu’est le renard. Et ce beau dessin, au crayon et en noir et blanc, fait par une élève dans l’école où je travaille… Il ne faut pas oublier que l’on est tous les trois luxembourgeois, ce qui est en soit, pour un groupe, déjà exceptionnel! Bref, à travers ces signes, on voulait rappeler l’importance des origines. Il faut être conscient de ses racines pour créer de la musique, créer de l’art.
M. R. : On a aussi longtemps habité à l’étranger : Paul et moi aux États-Unis; Marc en Belgique et aux Pays-Bas. Ça ne fait finalement pas si longtemps qu’on est rassemblé au Luxembourg. On s’est rapprochés, et la musique s’en ressent.
P. W. : Attention, ce n’est pas du folklore! Même si, pour certains, on sonne américain, pour d’autres, européen, et que l’on fait des concerts partout dans le monde, ce que l’on crée, ce que l’on joue, vient d’abord de l’intérieur.
Depuis dix ans, notre obsession est de créer notre son, et SLY peut être vu comme un aboutissement
Comment cette affirmation se ressent-elle dans votre musique?
P. W. : Ce qu’on est aujourd’hui tient aussi à ce que l’on a traversé tous les trois. Ça fait 23 ans que l’on se connaît et que notre musique s’enrichit de nos expériences. Cette richesse collective s’est construite dans différentes villes (New York, Barcelone, La Haye, Bruxelles) et aujourd’hui, au cœur de petits villages du Luxembourg. Elle s’est aussi nourrie de nos rencontres, de nos collaborations musicales… Oui, depuis dix ans, notre obsession est de créer notre son, et SLY peut être vu comme l’aboutissement de cette complicité.
Comment pourrait-on alors le définir, ce son?
M. R. : C’est de plus en plus compliqué de le définir. Il n’est ni new-yorkais, ni bruxellois, ni quoi ce soit d’autre! Il vient d’abord de nous. Il y a du groove, du lyrisme… Chercher à le caractériser est tout aussi difficile que de vouloir classer le jazz lui-même : c’est tout bonnement impossible!
Marc Demuth : D’ailleurs, ce qu’on fait, est-ce vraiment du jazz? C’est à la fois léger, énergique, intimiste, minimaliste… Certaines ambiances me rappellent même le rock de ma jeunesse!
P. W. : C’est finalement à l’auditeur de le définir pour lui-même. Nous, on ne sait plus (rire général)!
À l’époque, le saxophoniste Joshua Redman disait que vous « racontez des histoires en musique« . En empruntant ici la figure de Michel Rodange (Renert, 1872), confortez-vous ce point de vue?
M. R. : Je pense que c’est le but de chaque musicien. Keith Jarrett a toujours voulu raconter des histoires, Miles Davis aussi. Certaines sont plus complexes que d’autres, plus réussies également. La nôtre est claire, honnête, car elle s’appuie sur une structure logique, des mélodies… On essaye, au maximum, d’être intelligible!
Vous sentez vous, comme vous le dites, aussi « rusé, intelligent, créatif« que le renard?
M. R. : On essaye! Aujourd’hui, dans la musique, avoir un bon groupe ne suffit plus. Pour exister, il faut savoir s’organiser, et être flexible, sur tous les fronts. Les réseaux sociaux, l’image que l’on véhicule… Et ça change tout le temps! Oui, pour réussir, il faut être un peu comme le renard : sentir la situation, et faire preuve d’un peu de malice.
M. D. : D’où aussi, à nos yeux, l’importance de l’équipe. Chacun y a son rôle, chacun apporte des idées, mais on ratifie tous ensemble! Habituellement, ce procédé démocratique est complexe à développer dans un groupe, d’où il y a toujours un leader qui émerge. Chez nous, personne n’essaye de se mettre en évidence.
M. R. : La différence est d’ailleurs flagrante quand on porte un projet solo, comme moi, où l’on se sent souvent seul. En plus, je suis une personne qui doute beaucoup, ce qui est peut-être nocif. Là, dans le groupe, j’ai Marc qui vient et me dit : “Mais non Michel, tu verras, ça va aller”… Ça aide d’être épaulé!
L’Echter’Jazz Festival se déroule en fin de semaine, en physique et en numérique. Est-ce un signe que les choses vont aller mieux?
M. R. : On l’espère tous, je pense. Déjà, on croise les doigts qu’il ne passe rien d’ici samedi (il rit). En tout cas, on est heureux de retrouver la scène et de jouer pour un public! En plus, avec le streaming, on peut toucher plus large. Peut-être que des amis japonais vont se lever à 5 h pour nous regarder…
Vos trois vidéos sorties cette année, qui accompagnent les chansons Diary of an Unfettered Mind, Viral et No Storm Lasts Forever, évoquent métaphoriquement la pandémie et une forme de guérison. Le trio Reis-Demuth-Wiltgen serait-il optimiste?
M. R. : Oui, sûrement. Disons que chronologiquement, on va en effet vers quelque chose de plus positif. Car les deux premiers clips ne sont pas, disons, très gais…
M. D. : D’ailleurs, ma fille ne veut toujours pas regarder Diary of an Unfettered Mind. L’ambiance, avec les caméras thermiques, ça lui fait peur! Les confettis de No Storm Lasts Forever, oui, ça lui plaît nettement plus!
Entretien avec Grégory Cimatti
SLY, de Reis-Demuth-Wiltgen (CAM Jazz). Sortie ce vendredi.
Le trio sera en concert samedi à Echternach et en ligne, dès 19 h, à l’occasion de l’Echter’Jazz Festival. https://trifolion.lu