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Québec : quand le théâtre n’a rien d’une fiction


(photo AFP)

Peut-on expliquer l’intelligence artificielle ou raconter un féminicide de masse sur les planches ? C’est le pari fait par le théâtre documentaire québécois, qui ne cesse de se développer et d’attirer les foules.

Comme pour un film documentaire, tout commence par une longue enquête qui donne la parole à tous les protagonistes, aux points de vue différents… Reste ensuite aux acteurs à trouver comment mettre en scène cette matière. «Amener le réel sur scène est toujours un défi», d’autant plus que «l’on aborde des sujets complexes», raconte Marie-Joanne Boucher, comédienne qui a comonté Projet Polytechnique, l’une des dernières pièces du genre actuellement jouée à Montréal.

Celle-ci revient sur le massacre de quatorze femmes à Polytechnique, école d’ingénieurs de la métropole québécoise, le 6 décembre 1989. Un premier féminicide de masse qui a profondément marqué le pays. Les deux acteurs principaux de cette pièce documentaire racontent le drame, mais poussent également le public à s’interroger avec eux : que peut-on faire pour prévenir d’autres fusillades de cette ampleur ?

Vous allez être divertis et sortir avec une meilleure vue d’ensemble de la société d’aujourd’hui

Tour à tour, le spectateur est confronté à la parole d’une survivante, d’un des premiers policiers sur place, celle d’un amateur d’armes à feu, puis au discours de masculinistes qui continuent des années plus tard à justifier en ligne l’attaque ou vénérer le tueur. «On dit au spectateur : « Venez au théâtre, vous allez être divertis, mais vous allez aussi sortir avec une meilleure vue d’ensemble de la société d’aujourd’hui »», renchérit Annabel Soutar, cofondatrice de la compagnie Porte Parole, pionnière du genre dans la province.

Au cours des deux dernières décennies, celle-ci a produit une vingtaine de pièces sur des thèmes aussi divers que l’hydro-électricité, les OGM ou les soins de santé. Depuis, de nombreuses autres compagnies lui ont emboîté le pas. «Il y a une mission sociale, mais pas de compromis sur le côté spectacle», ajoute Annabel Soutar. Apparu dans les années 1920 en Allemagne puis en Russie, le théâtre documentaire sert au départ à diffuser l’idéologie communiste. Il se développe ensuite à travers le monde et délaisse la propagande pour se concentrer sur des événements politiques ou sociaux.

Au Canada, c’est plutôt dans la partie anglophone du pays qu’il se fait connaître dans les années 1970, mais c’est maintenant au Québec qu’il est le plus développé. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : aujourd’hui, dans la province, une pièce sur quatre appartient au genre, selon Hervé Guay, universitaire qui a codirigé un ouvrage sur ce thème (L’interprétation du réel : théâtres documentaires au Québec). Parmi les raisons de ce succès, entre autres, la «variété esthétique» et la complicité développée avec le public.

C’est aussi une façon «de s’ouvrir sur énormément de sujets, parfois surprenants», raconte Emilie Cabouat-Peyrache, habitante de Montréal et amatrice de théâtre. «Et surtout, ce que j’aime, c’est que l’on y découvre des techniques de mise en scène originales et innovantes», ajoute-t-elle. «On est à l’apothéose du théâtre documentaire parce que la société québécoise est mûre pour être connectée à des enjeux sociaux», estime Justin Laramée.

Ce dernier a monté Run de lait, spectacle qui traite de la disparition des petites fermes québécoises, du système des quotas laitiers et de la santé mentale des agriculteurs. Il se félicite au passage d’avoir pu jouer devant des salles où se trouvaient urbains comme agriculteurs. «Cela a ouvert le dialogue et nous en avons besoin actuellement», se félicite-t-il. Offrir une «plongée dans un univers méconnu», c’était également l’objectif d’Anaïs Barbeau-Lavalette et d’Émile Proulx-Cloutier pour leur spectacle Pas perdus.

«On vit dans une société avec beaucoup de bruit, de prises de position, mais pas nécessairement beaucoup de profondeur, et je pense que l’on a besoin d’un retour à une authenticité», explique l’autrice. Ce «documentaire scénique», qui est une réflexion sur l’identité, la mémoire autour de la gigue (NDLR : une danse), s’appuie sur de longs enregistrements sonores ponctués par des moments dansés. «Nous voulions que le spectateur soit dérouté», explique Émile Proulx-Cloutier. «Et cela fonctionne : nous avons énormément de retours de gens qui se disent bouleversés.»