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Quand les jeunes des quartiers «font les vignes»


Ils sont une cinquantaine de jeunes à travailler dans les vignes de Château Palmer, dans le Médoc. Une initiative lancée avec une association d’un quartier populaire de Bordeaux, visant à rapprocher «deux mondes qui ne se parlent pas beaucoup».

Bottes kaki aux pieds et genoux à terre, Rayan arrache les entrecœurs d’un pied de vigne. Comme lui, des jeunes d’un quartier populaire de Bordeaux font quotidiennement la navette entre leurs barres d’immeubles et un domaine viticole du Médoc. «J’essaie de dégager les feuilles autour de la grappe, tout en gardant une petite casquette qui la protège du soleil», explique avec ses mots ce grand gaillard de 17 ans, saisonnier au vignoble de Château Palmer à Margaux-Cantenac (Gironde).

Effeuillage, échardage, tressage… Tous les jours, pendant près d’un mois en juin, ils vont effectuer les «travaux en vert» des 66 hectares de ce vignoble en AOC margaux (classé troisième grand cru dans la classification officielle de 1855). «J’ai arrêté l’école et faire les vignes me permet de ne pas m’égarer», souffle le jeune homme, expliquant vouloir «faire de l’argent propre pour dormir sur (s)es deux oreilles». «En vrai, bien dormir tout court!», précise-t-il les yeux rieurs, en référence à l’effort physique intense de cette première expérience professionnelle. Près de lui, Nassim, 17 ans aussi, a les yeux rouges et enchaîne les éternuements. «C’est terrible, le pollen, avec mes allergies. Mais ça paie bien et, de toute façon, c’est le seul taf où on nous accepte», dit le jeune homme.

Payés au SMIC, ils sont une cinquantaine chaque année à participer depuis 2021 à ce partenariat entre Château Palmer et l’Académie Younus, une association au cœur du quartier qui accompagne les jeunes dans leur insertion professionnelle notamment. À partir de la mi-juillet, ce quartier prioritaire du nord de Bordeaux, où le taux de chômage s’élève à 15,9 % (NDLR : contre 7,3 % en moyenne nationale), sera officiellement habilité «Territoire zéro chômeur de longue durée», une expérimentation lancée en 2017 sur plusieurs territoires pilotes dans l’Hexagone.

J’ai arrêté l’école et faire les vignes me permet de ne pas m’égarer

«Les quartiers et la vigne sont deux mondes qui ne se parlent pas beaucoup. Les domaines viticoles ont besoin de main-d’œuvre, et à Grand Parc, il y a une forte demande d’emploi chez les jeunes», explique Thomas Duroux, directeur général de Château Palmer. «L’idée, c’est de dynamiser le local, le territoire, en donnant ainsi du sens à la saisonnalité de notre activité», résume-t-il.

Dans les rangs de vignes inondées de soleil, des mains, parfois maladroites, tentent d’apprivoiser feuilles, rameaux et grappes naissantes. Les jeunes sont encadrés par des salariés du domaine, qui doivent faire preuve d’inventivité pour les motiver certains jours, quand le dos est douloureux ou le moral flanche. «L’autorité, ils connaissent tous les jours et ils sont plus malins que nous pour la déjouer. Il a donc fallu trouver d’autres formes de management et ça nous a énormément fait progresser», reconnaît Sabrina Pernet, directrice technique. Pour elle, la cohabitation au quotidien avec ces adolescents et jeunes adultes a également fait reculer beaucoup de préjugés «dans un territoire comme le Médoc où la méfiance de la différence est assez marquée».

Une photographe allemande, Henrike Stahl, a suivi de près la promotion 2023 de ces saisonniers singuliers. Plusieurs photos nées de cette rencontre tapissent en format XXL (9 m x 13 m) depuis vendredi dernier des façades d’immeubles du Grand Parc. «Quand une voiture brûle, c’est dans tous les médias. Alors qu’il y a aussi beaucoup de douceur et de bienveillance dans les quartiers et j’avais à cœur de montrer cet aspect-là», souligne l’artiste de 44 ans.

Capuche sur la tête et t-shirt du même bleu que le ciel derrière lui, un jeune homme pose dans les vignes, sourire timide aux lèvres. «Mes voisins me disent qu’ils la trouvent belle», s’émeut Adaël Madi Abdou, 19 ans, fier de voir sa photo suspendue à son immeuble. Après trois séjours dans la vigne qui lui ont appris «à renforcer (s)on mental et l’autodiscipline», il souhaite aujourd’hui devenir éducateur sportif.

«Notre objectif à long terme est de créer un véritable lien de confiance avec le quartier, pour éventuellement attirer aussi parents et voisins pendant les vendanges par exemple», indique Sabrina Pernet. «S’ils veulent rester dans la vigne, on sera heureux de leur proposer un CDI. Et s’ils s’épanouissent ailleurs, on sera tout aussi heureux d’avoir été un tremplin pour eux.»