Depuis 2005, Jérôme Reuter mène son projet ROME avec succès et discrétion, souvent loin du Luxembourg. Lauréat du dernier Global Project Grant, il compte célébrer en grand cette double décennie. Entretien.
S’il y en a un à qui colle bien l’expression «Nul n’est prophète en son pays», c’est Jérôme Reuter. Voilà vingt ans qu’à travers son projet ROME, il arpente le monde entier, mais reste énigmatique au Luxembourg. À son actif, pourtant, des concerts en pagaille, en solo ou en duo (avec Yann Dalscheid), et de nombreux albums qui célèbrent son appétit pour une folk sombre garnie de références littéraires, d’échos historiques, de samples électroniques et de rythmiques martiales. C’est peut-être ce qui a convaincu le jury de la bourse Global Project Grant d’en faire son nouveau lauréat. Une forme de reconnaissance pour le musicien-compositeur de 43 ans qui, grâce à ce soutien financier, va pouvoir fêter son anniversaire en grand et en équipe, avec notamment une tournée en Australie et aux États-Unis, ainsi qu’une sortie groupée de trois disques en avril prochain. Confidences d’un artiste rare et engagé.
ROME fête cette année ses vingt ans d’existence. Qu’est-ce que ce chiffre vous évoque?
Jérôme Reuter : Que je suis un peu lent et qu’il a fallu du temps pour arriver à quelque chose! (il rit).
Plus sérieusement, êtes-vous fier de cette longévité?
C’est plutôt une bonne surprise d’être encore là après toutes ces années, et que les gens soient toujours intéressés par ce que je fais. Je me dis ça tous les jours! Ça n’est certes pas une grande carrière que je mène, mais je suis content de faire mon petit truc dans mon coin. Dans ce sens, parler de fierté est un peu fort car je n’ai jamais songé à frapper un grand coup, à être en haut de l’affiche… Je préfère parler de chance que de mérite, car tout est fragile dans ce milieu. Oui, ça tombe bien que je sois encore là…
Je suis content de faire mon petit truc dans mon coin
S’il fallait retenir un évènement majeur depuis 2005, lequel serait-il?
(Il souffle) Ce seraient plutôt des milliers de petites choses : j’ai donné des concerts au Vietnam, en Israël, aux États-Unis… J’ai fait de belles rencontres, travaillé dans de chouettes studios avec de bons musiciens. C’est plutôt une constellation d’évènements, ce qui correspond bien à la philosophie de ROME.
Il n’y a pas une année durant cette double décennie où vous n’avez rien sorti. D’où tenez-vous une telle productivité?
C’est simple : j’adore ça! Surtout que l’on ne m’a jamais forcé à le faire. Et il faut relativiser : mathématiquement, un album, ce sont douze chansons. En écrire une par mois et l’enregistrer, ça n’a donc rien de phénoménal. Quant à l’inspiration, c’est comme l’appétit : elle vient quand on se met à table. Dans mon quotidien, je lis beaucoup et je reste en éveil face à l’évolution du monde. En retour, il n’est pas avare pour me donner matière à écrire. C’est peu dire!
Question piège : combien avez-vous sorti d’albums?
(Il réfléchit) Avec ROME, je dirais une trentaine, sans certitude. Mais il y a également plein de projets annexes, qui me permettent de contourner la norme de l’industrie musicale qui dit qu’un disque par an, c’est suffisant.
Peu avant les fêtes, vous avez reçu un beau cadeau de Noël : le Global Project Grant. Quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris que vous étiez le lauréat 2025?
J’étais vraiment ravi. Avec ROME, j’ai toujours eu de petits projets ici et là, disséminés de façon chaotique, mais pas un de conséquent pour lequel cette bourse est faite. Pour les vingt ans, je me suis alors dit : « Il faut peut-être faire quelque chose! ». Du coup, j’ai anticipé… en levant le pied en 2024! C’est que pour un anniversaire, il faut être en forme et assurer. Bref, c’était le moment ou jamais.
Voyez-vous cela comme une forme de reconnaissance?
Peut-être. Disons que ça reconnaît l’ampleur et la durée du projet.
Vous êtes toujours resté discret au pays. Une telle mise en lumière, est-ce une légitimation?
Oui, je ne suis pas trop présent au Luxembourg. J’y habite, ce qui est déjà bien… C’est vrai aussi que durant la crise sanitaire, j’ai pu y jouer plus souvent. J’ai alors remarqué que les aides et soutiens aux artistes étaient nombreux. Ça m’a ouvert les yeux, moi qui ai pris l’habitude de porter ROME par ma seule force. Et puis, je paye mes taxes comme les autres, donc, j’y ai aussi le droit (il rit). Attention, ce n’est pas de l’orgueil »: ce n’est pas parce que je joue plus à l’étranger que je suis pour autant une vedette! C’est juste que le Luxembourg est trop petit pour y développer un projet sur le long terme. Et s’en satisfaire.
Où en sont justement vos relations avec le public luxembourgeois?
Je crois que l’on est toujours au stade où l’on apprend mutuellement à se connaître. Et puis, c’est quoi, vingt ans? Le monde file à une vitesse folle alors parfois, oui, c’est agréable de prendre du temps pour se découvrir…
Avec vos morceaux, vous dites « chantez ce que vous voyez autour de vous ». Le paysage n’est franchement pas reluisant, n’est-ce pas?
C’est un fait, malheureusement. Toutefois, je tiens à dire que ROME n’a jamais été un projet politique. C’est vrai, il y a chez moi des thèmes récurrents, philosophiques et historiques, mais ils ne sont pas là pour raconter une actualité du moment, mais plutôt pour analyser quelque chose qui s’est passé dans une autre époque. Du moins, ça, c’était avant l’Ukraine…
On vous dépeint généralement comme un observateur, mais en effet, depuis la guerre, votre militantisme s’est affirmé…
Disons que je reste un observateur historique sauf que l’Histoire se déroule devant mes yeux…
Que s’est-il passé?
J’étais en tournée en Ukraine, trois jours avant l’invasion par la Russie. Je m’y rendais tous les deux ans depuis 2015, année où j’ai donné mon premier concert sur place, soit juste après la révolution initiée par le mouvement Euromaïdan. En 2022, j’ai joué en solo à Kiev et à Odessa, après de longues tergiversations à la suite du covid. C’était franchement tendu, j’ai eu un peu peur, puis j’apprends que la situation s’est dégradée à mon retour. Je vois alors les images à la télévision, notamment celui de l’hôtel où j’ai dormi, cerné par les explosions (NDLR : visible dans sa chanson Going Back to Kyiv), alors que j’ai encore la poussière du pays sur mes chaussures. C’était trop réel pour ignorer la situation.
J’ai été marqué au fer rouge par l’Ukraine
Depuis, vous y avez donné d’autres concerts et écrit plusieurs albums dessus. Était-ce une nécessité?
J’ai été marqué au fer rouge par l’Ukraine. Il m’était impossible d’écrire autre chose, rien d’autre ne sortait de la plume. En mars 2022, j’ai aussi donné un petit concert depuis mon appartement au Luxembourg pour une œuvre de charité. J’ai alors poursuivi sur cette idée de donations, mais cette fois-ci en me rendant sur place. À partir de là, j’y suis retourné plusieurs fois pendant la guerre, notamment à travers une petite tournée de solidarité.
Comment avez-vous vécu ces moments?
C’est bizarre et assez difficile à expliquer, non pas en raison d’une certaine complexité, mais pour son apparente normalité : en effet, là-bas, la vie continue car il faut bien travailler, manger, payer son loyer… Et parallèlement, tout est sous le signe de la guerre. C’est une sensation étrange.
Comment avez-vous été reçu?
Aujourd’hui, en Ukraine, quelques personnes savent maintenant où est le Luxembourg sur la carte. Je suis d’une certaine manière un petit ambassadeur (il rit). Plus sérieusement, les gens sont ravis que quelqu’un soit là car la plupart pensent que tout le monde s’en fout. Ils savent bien que c’est long et risqué de venir, qu’il faut faire attention à respecter les lois, qu’il faut se débrouiller pour communiquer… Depuis, les liens se sont resserrés. Jouer pour les autres prend alors une autre dimension, comme en 2023 à Kiev où de nombreux soldats s’étaient libérés pour venir m’écouter. On a sorti les groupes électrogènes pour pallier d’éventuelles coupures de courant. On ne peut pas décevoir un tel public.
2025 est donc une année particulière. Quelles sont vos envies, vos intentions?
Déjà, ROME va voyager : en Italie, en Pologne, en Allemagne, en Suisse, en France, en Autriche, sur la cote est des États-Unis et en Australie. Grâce au Global Project Grant, on va pouvoir le faire en équipe, et surtout, sans craindre de faire un trou dans la caisse! À cela s’ajoute trois sorties en avril : un album, un live enregistré à Dublin et une nouvelle anthologie, après celle qui regroupait les dix premières années de ROME, entre 2005 et 2015. Et il y aura encore plein d’autres surprises!