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Pirro, le bijoutier qui a mis l’Albanie dans une montre


Sous un dôme en saphir, douze statues en or dansent sur un sol en verre de Murano. Cette montre albanaise mesure moins de 5 cm sur 5, coûte la bagatelle de 1,2 million de francs suisses, mais ne ressemble à aucune autre.

Pour parvenir à entrer dans le très sélect club des horlogers invités au Grand Prix d’Horlogerie de Genève, le bijoutier Pirro a surmonté les jalousies, les lettres anonymes, la dictature la plus fermée d’Europe, et des défis techniques dont il ne dira rien.

Assis dans son atelier de Tirana, caché au fond d’une ruelle, Pirro Ruco, 65 ans, prend le temps de raconter sa vie, dont les sursauts reflètent ceux de l’Albanie, passée en 30 ans de la dictature d’Enver Hoxha aux montres de luxe.

C’est par une médaille, rouge et or, déjà, que tout commence. En 1985, Pirro – qui se rêve alors ingénieur – fabrique grâce à une technique nouvelle une médaille à l’effigie du dictateur. Ces médailles remises pour saluer les valeurs morales des partisans les plus fidèles du régime étaient importantes pour la dictature.

Et celle présentée par Pirro, un profil doré d’Enver Hoxha sur fond rouge, tape dans l’œil de la femme du dictateur, puis attire l’attention du bureau politique. «Cela m’a sauvé.» Dix mille médailles seront produites : «Tous les délégués du congrès ont dû la porter, je me suis fait un nom avec ça!»

Exilé depuis quelques années comme ouvrier dans une usine textile pour le punir d’un esprit trop «rebelle» et d’une biographie qui ne satisfait pas le régime, le jeune homme peut enfin rentrer à Tirana au mitan des années 1980 et rêver de devenir enfin ingénieur.

Mais, raconte-t-il, une lettre anonyme parvient aux autorités, affirmant que la médaille est en fait le travail «d’agents étrangers» dans le but de faire monter Pirro dans la hiérarchie du régime pour l’infiltrer.

Quatre agents des services secrets débarquent alors chez lui, demandant à voir la machine sur laquelle il a fabriqué les prototypes. Accusé sur le champ de propriété privée des moyens de productions, son rêve s’éloigne.

Malin, il se rachète auprès du régime en fabriquant une bague à l’effigie du défunt mari d’une membre du bureau politique. De nouveau dans les bonnes grâces du pouvoir, il gagne un concours organisé par le régime en réalisant des bagues à l’effigie de Skanderberg, mythique héros albanais. Le jour de sa victoire en 1990 marque aussi celui de la chute du régime, qui précipitera l’Albanie dans plus de deux décennies de transition chaotique et violente.

Durant ces années, Pirro continue à fabriquer des médailles pour les gouvernants, les chanteurs … «Je n’ai jamais voulu faire des bijoux, mais de l’art», explique-t-il. «Des sculptures, des images du pays, des morceaux de culture … Cette montre, c’est l’aboutissement de tout cela, de cet amour de l’Albanie.»

En 2016, Pirro se rend en visite à Bâle, avec sa fille. Gemmologue de formation, elle voulait voir les bijoux. «Mais moi, j’ai eu envie de faire une montre. C’était mon nouveau rêve.» Il se met au travail, avec l’objectif de «faire quelque chose de spécial, d’albanais, et en même temps de tout à fait nouveau et de jamais vu dans l’industrie horlogère».

Il passera cinq ans, jour et nuit, sur cette montre, baptisée «Primordial Passion». Une œuvre d’art mais aussi une prouesse technique, affirme-t-il : le mécanisme, méticuleusement réalisé en collaboration avec l’horloger suisse Agenhor, est une merveille de précision. Des détails, il ne dira rien. Secret industriel oblige.

À l’œil nu, on peine à le distinguer, mais les douze figurines sculptées qui marquent les heures représentent chacune une région albanaise, costume traditionnel et traits de caractère compris. Les aiguilles, elles, sont enserrées dans les griffes d’un aigle, emblème du pays. «Dans cette montre, on voit tout le patrimoine de l’Albanie.»

Est-ce que ce sera suffisant pour remporter le Grand Prix d’Horlogerie de Genève – les «Oscars de l’horlogerie» – dans la catégorie «métier d’art»? Pirro l’espère. Le palmarès sera décerné en novembre. Quelques collectionneurs n’ont pas attendu pour le contacter, dit-il. Pourrait-il vendre son œuvre? «J’ai fixé un prix (NDLR : 1,28 million d’euros) parce que j’y étais obligé. Mais pour moi, elle est inestimable.»

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