Depuis 2019, l’artiste luxembourgeoise Lisa Kohl, 32 ans, fait parler d’elle à travers une œuvre poétique, ancrée pourtant dans la dure réalité du monde. Alors qu’elle expose aux Rencontres de la photographie d’Arles, elle raconte ce besoin de créer et de témoigner, sans se fixer de limites. Rencontre.
La tête au-dessus des nuages, les pieds solidement ancrés dans la terre. Voilà comment on pourrait imaginer la jeune Lisa Kohl qui, à travers son travail sensible, réussit à lier la brutalité du réel à la beauté poétique.
Avec elle, en effet, les contradictions se bousculent : «libertaire» aux envies d’évasion, comme elle se définit, elle apprécie pourtant le soutien de Lët’z Arles, de sa commissaire Danielle Igniti et du CNA, sans qui l’expérience aux Rencontres d’Arles n’aurait pu se faire.
Une discordance qui s’observe aussi dans ses œuvres, où présence et absence se mêlent, elle qui cherche, avec subtilité, à montrer l’invisible et donner une voix à ceux qui en sont privés.
Fuite, exil, exclusion, persécution, survie… Autant de thèmes qu’elle aborde lors de voyages immersifs sur des zones tampon, frontières instables où l’humanité se perd. Une obsession qui prend plusieurs formes (installation, son, vidéo…) et qui invite à la réflexion sur l’identité, la patrie, la futilité et encore l’espoir, dont une partie, intitulée «ERRE», est visible depuis début juillet à la chapelle de la Charité – tout comme celui de Daniel Reuter, autre artiste invité.
L’occasion d’en savoir plus sur une artiste qui connaît une belle reconnaissance – nomination à l’Edward Steichen Award (2019), prix Pierre-Werner (2020). Au succès, elle répond par l’urgence et la nécessité de son travail. Entretien.
En tant que photographe, participer aux Rencontres d’Arles, est-ce une forme de consécration?
Lisa Kohl : Oui, sûrement. C’est une reconnaissance de mon travail et de mon parcours artistique. C’est la première fois, aussi, que j’expose dans un tel festival et un tel cadre. Cette chapelle de la Charité, c’est quand même quelque chose!
Justement, s’approprier un tel endroit, était-ce compliqué?
C’est certain, c’est un lieu singulier, ne serait-ce qu’au regard de son statut, à savoir un monument historique classé et protégé. J’en connaissais les contraintes et su que je n’allais pas faire des trous dans les murs (elle rit). C’était un challenge de s’y installer, même si j’ai vite senti des liens forts avec les sujets qui animent mon travail – la persécution, l’exclusion, le refuge, l’exil, la rédemption…
Avec ma projection audiovisuelle (HAVEN) sur le plafond de la chapelle, qui oblige le public à regarder vers le haut, on retrouve même cette forme de dimension sacrée, celle de l’humain vis-à-vis du divin. Oui, cet endroit apporte une dimension plus vaste à mon œuvre.
J’ai l’impression d’avoir laissé une trace à Arles
Comment votre travail a-t-il été reçu sur place?
Le retour est très positif, notamment sur les réseaux sociaux. Au vu de la réaction des gens sur Instagram, la projection a justement eu beaucoup de succès. C’était incroyable! Certaines personnes se sont dit éblouies par cette œuvre… Sur place, des personnes sont venues me voir, troublées, touchées par ce que j’avais fait.
Ces échanges, honnêtes, sensibles, c’est le plus beau cadeau que l’on puisse me faire. J’ai l’impression d’avoir laissé une trace à Arles.
Avez-vous pu profiter un peu du festival?
C’est sûr, il a fallu être présent à la chapelle, pour les visites, les échanges avec les professionnels… C’était intense, et très riche. J’ai pu toutefois aller me balader, découvrir d’autres expositions comme celle d’Enrique Ramirez, un artiste qui a cette même urgence, les mêmes questionnements que moi. Cela ne m’était jamais arrivé avant!
En tout cas, les Rencontres d’Arles portent bien leur nom : c’est une petite ville qui favorise les contacts. Dans la rue ou sur la terrasse d’un café, les connexions se sont automatiquement faites.
Depuis 2019, vous êtes mise à l’honneur par la profession. Cela vous étonne-t-il encore?
C’est toujours une bonne surprise, et c’est un honneur d’avoir une telle reconnaissance, mais j’ai aussi beaucoup travaillé dans ce sens. C’était un long chemin, et de gros investissements pour y parvenir. En récolter aujourd’hui les fruits me semble finalement assez juste.
J’ai un lien émotionnel avec chacune de mes œuvres
Pensez-vous que votre reconnaissance se justifie aussi par la teneur de vos sujets, d’actualité?
(Elle rit) J’espère que ça ne tient pas simplement aux sujets que j’aborde! Mais plutôt que cela découle de l’impact et l’expression de mes œuvres. D’ailleurs, je ne me considère pas comme une activiste, qui fait de l’art politique. J’apporte des images du monde dans lequel on vit, que je traduis avec sensibilité dans un langage artistique.
De toute façon, un sujet en lui-même n’est pas suffisant. L’important, c’est la manière dont on le vit, le saisit, le transmet. C’est aussi pour ça que je me rends sur le terrain. Pour en tirer mes propres expériences, me faire mon ressenti. J’ai un lien émotionnel avec chacune de mes œuvres.
N’avez-vous jamais songé à rendre votre travail moins «poétique», plus documentaire, frontal?
Non. C’est sûr, mon travail traite de problématiques sociales et explore des endroits du réel. Mais je n’ai jamais voulu l’attaquer de façon directe, littérale. J’aime cette approche poétique qui, à mes yeux, amène à une plus ample compréhension, multiplie les interprétations et les degrés de lecture, souffle une forme d’émotion. Disons que je suggère certaines choses. Aux gens, alors, de se les approprier à leur manière.
Vous êtes aujourd’hui régulièrement invitée par les institutions, mais vous vous pliez aussi à l’appel de collectifs underground. Dans quel milieu vous sentez-vous le plus à l’aise?
À vrai dire, j’apprécie les deux! J’ai grandi dans la scène punk et expérimentale, à Bruxelles comme à Leipzig. J’ai travaillé dans des espaces abandonnés, désaffectés, occupés… J’ai le cœur d’une libertaire! J’aime partir vers l’inconnu, me perdre, être moi-même dans une certaine errance. Et ça, ça ne se perd pas!
À mes yeux, finalement, qu’importe le lieu dans lequel on expose, qu’il soit institutionnel ou alternatif. L’important, c’est que mon travail, à travers lui, soit visible, crédible… et apprécié!
Installation, son, vidéo, théâtre… Votre œuvre s’éloigne constamment du «simple» champ photographique. Pour vous, l’art doit-il être total?
J’aime jongler avec les médiums, ne pas me limiter, mais au contraire, m’ouvrir à de multiples possibilités. C’est pourquoi je ne me considère pas comme une photographe, mais comme une artiste qui s’interroge sur comment créer des expériences que l’on peut vivre, ressentir. L’image devient alors un objet, que j’aborde comme une sculptrice, une plasticienne…
Vos voyages (Los Angeles, Berlin, Istanbul, Tijuana…) sont la source de votre processus artistique. Comment avez-vous alors vécu l’immobilisme dû à la pandémie?
C’était étrange, et effectivement, ça m’a bloqué dans mon travail. Cet immobilisme, je l’ai ressenti physiquement. En même temps, j’ai été très occupé par mes projets pour les Rencontres d’Arles et du Mois européen de la photographie. Je ne sais pas si on peut parler de bon moment, de bon timing avec une pandémie, mais j’ai eu en effet du temps pour préparer tout ça. Parfois, il faut savoir s’isoler, et tout donner à la tâche. L’aventure saura attendre. C’est un bon équilibre, non?
Votre exposition à Arles se matérialise avec une première publication. Est-ce une étape importante pour une jeune artiste?
C’est surtout une possibilité de pouvoir rassembler mes projets des dernières années, de remonter un cheminement artistique, de voir les liens qui les unissent. Ce livre, c’est comme une petite rétrospective! Bon d’habitude, ce sont les vieux artistes qui disent ça (elle rit).
D’ici le 26 septembre, allez-vous suivre votre exposition de loin, ou vous rendre sur place à Arles?
Oui, je suis ça à bonne distance, sans oublier le fait que l’on me donne régulièrement des retours. Fin septembre, j’y retourne pour tout remballer et profiter des Rencontres avant que tout ne soit fini. L’exposition, elle, va reprendre vie à l’automne, dans cette espèce d’énorme squelette de béton qu’est la Konschthal d’Esch-sur-Alzette. Ça va être une autre ambiance!
Avez-vous prévu de nouveaux voyages pour 2022?
J’aimerais continuer mes recherches sur d’autres territoires, explorer toute la complexité de ces lieux géopolitiques. Retourner à l’île grecque de Lesbos, découvrir Gibraltar, l’enclave espagnole de Ceuta… À mes yeux, c’est une responsabilité, en tant qu’artiste, de témoigner de la situation, d’aborder des thèmes aussi urgents et douloureux. Le sujet est, malheureusement, inépuisable. C’est une mission à vie!
Entretien avec Grégory Cimatti
À la chapelle de la Charité à Arles : Lisa Kohl – «ERRE»; Daniel Reuter – «Providencia»
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www.lisa-kohl.com