Taïwan et trois de ses artistes sont à l’honneur au Casino. «Phantom of Civilization» aborde une société en équilibre entre tradition et modernité, beauté apparente et menace sous-jacente, contemplation et rythme effréné. Née d’une collaboration remontant à 2011, cette exposition révèle le travail d’un trio taïwanais, maîtrisant aussi bien la vidéo que le son, à travers de superbes installations.
Il y a eu d’abord une rencontre, un peu fortuite, quand Kevin Muhlen a rédigé, en 2011, un texte pour le catalogue du pavillon taïwanais à l’occasion de la biennale de Venise. Des «premières discussions» qui vont en entraîner d’autres, le directeur du Casino ayant été charmé par l’accueil et les échanges artistiques, lui, toujours désireux de pousser plus loin ses investigations et découvertes. Il se rendra d’ailleurs sur place, l’année suivante, avant d’entraîner, en 2014, le duo Bouschet-Hilbert à Taipei, pour y divulguer la sombre installation audio-vidéo «Unground». Avec dans l’idée, bien sûr, de rendre la pareille.
C’est donc fait avec «Phantom of Civilization», inaugurée ce week-end durant l’Invitation aux musées. Une exposition qui convie trois artistes taïwanais (pour huit œuvres), et non des moindres, la curatrice Amy Cheng utilisant le terme de «pionnier» pour qualifier deux d’entre eux, le troisième étant un peu trop jeune pour bénéficier d’un tel attribut, même si son travail est ébouriffant.
Si l’un favorise l’usage de la vidéo, l’autre le son et le dernier l’installation, leurs travaux se rejoignent dans la manière de décrire la société, dans un équilibre scabreux entre tradition et modernité, beauté apparente et menace sous-jacente, contemplation méditative solitaire et rythme effréné de la masse.
L’approche technique, voire technologique, est également un dénominateur commun caractérisant ces différents travaux, utilisé ici avec habileté, et raffinement. Si Taïwan est associé, dans l’imaginaire collectif, à ses puces électroniques, ses ordinateurs dernière génération, ses écrans plats ou son matériel informatique dernier cri, ses artistes, eux, ne font pas dans la surenchère, mais dans la finesse. Dans ce sens, Chi-Tsung Wu en est sûrement la meilleure illustration.
Né en 1981, le cadet de cette réunion propose trois installations de grande beauté, créant des mondes méditatifs empreints de tradition et de culture picturale chinoise. Ce qui l’intéresse par-dessus tout, c’est «comment on fabrique une image». Une obsession qui s’observe à travers les longs mouvements de ce projecteur de cinéma, qui dessine un shanshui – forme particulière de la peinture de paysages chinoise – moderne, et encore avec ce jeu de lumière sur rail motorisé qui projette sur le mur l’ombre de boîtes en plastique, disposées comme les immeubles d’une ville.
«J’ai essayé de représenter mon idée du Luxembourg, mais c’était très compliqué », explique-t-il dans un rire. Si en effet, on distingue mal le Kirchberg, reste cette sensation d’être face à un paysage urbain en mouvement. Hypnotisant comme sa troisième et dernière œuvre qui, par un procédé de miroir et par le biais d’une caméra, filme les particules en suspension dans l’air et les traduit sur grand écran en cristaux colorés, s’affolant au moindre mouvement dans la pièce. Beau et terriblement scotchant.
Taipei, cité «d’hommes et de machines»
Ses deux confrères ne sont pas en reste. Plus branché «underground» et «noise» – termes chers, au passage, à Kevin Muhlen – Fujui Wang explore le monde dans sa dimension sonore, récoltant les bruits, même les plus inaudibles pour l’oreille humaine. C’est à Taipei, «cité d’hommes et de machines», qu’il fait son marché, avant de mettre ses trouvailles en exergue à travers ses créations.
Deux sont ici présentées, grésillant sous le chaos des fréquences et des interférences. Ses «lianes» lumineuses enveloppent le visiteur d’un champ électromagnétique, tandis que son «mobile», lui, retranscrit le tintamarre propre à sa ville, confrontant ainsi le public à la densité et l’immensité de l’environnement «chargé» au sein duquel il évolue au quotidien.
Reste l’aîné de la bande, Goang-Ming Yuan, 50 ans, est la « figure majeure » de l’art vidéo dans son pays. S’il semble le plus posé du trio, sa stabilité reste somme toute relative, sachant que son travail porte sur l’identité et l’intime. Outre son triptyque en hommage à son père décédé, qui questionne sur l’enracinement, l’exil et, plus simplement, sur « l’endroit où l’on habite » – la qualité des images est ébouriffante – l’artiste n’hésite pas à filmer un intérieur modèle, genre que l’on trouve dans un catalogue IKEA pour «des familles de classes moyennes», qu’il plonge dans l’eau.
Tout n’est que calme et volupté, avant que ça n’explose dans un grondement saisissant. Son but? Montrer l’instant «où tout peut basculer», et qui est, de loin, la thématique de son dernier film, le premier visible à l’étage. Là, il évoque le spectre de Fukushima – «toutes les nations d’Asie du Sud-Est ont peur» – sachant que Taïwan est bien «armé» en nucléaire, avec trois centrales offshores. Derrière les images de maisons et de parcs d’attraction abandonnés crépite l’inquiétante musique d’un compteur Geiger, rappelant que nos sociétés, aussi avancées soient-elles, marchent toujours périlleusement sur un fil.
Grégory Cimatti
>> Exposition « Phantom of Civilization ». Casino – Luxembourg, 41, rue Notre-Dame. Jusqu’au 6 septembre. Lundi, mercredi, vendredi 11h-19h, jeudi 11h-20h. Samedi, dimanche, jours fériés 11h-18h. Adultes (26-59 ans) : 5 euros. Jeunes (21-25 ans) : 3 euros. 60 ans et +, groupes (min. 10 pers.) : 3 euros. Enfants et étudiants (0-25 ans) : gratuit. Nocturne gratuite chaque jeudi 18h-20h.