À rebours de la mode, l’ethnologue Pascal Dibie, professeur à l’université de Paris, met en garde contre la « tyrannie » du télétravail et prend la défense du « vrai bureau », où socialisation et confort sont essentiels à notre bonheur.
Alors que le gouvernement invite les entreprises à avoir un nombre minimal de jours en télétravail et qu’Emmanuel Macron le préconise aussi, vous dites continuer à croire aux vertus du « vrai bureau » dans votre livre Ethnologie de bureau (Métailié). Pourquoi?
Pascal Dibie : De 250 000 jusqu’alors, le nombre de gens en télétravail est passé à trois millions lors du confinement. Cela a d’abord été une euphorie absolue, mais au bout d’un moment, les enfants se sont plaints que les parents squattaient le sofa et les couples que l’un travaillait plus que l’autre. Le télétravail a été plus douloureux qu’on le dit, sauf, peut-être, pour ceux qui sont partis à la campagne. Car c’est à une tout autre tyrannie qu’on doit se soumettre.
En quoi?
En se mettant en télétravail, on s’est rendu compte de l’incroyable luxe du bureau, qui devient de plus en plus un hôtel trois étoiles où on allait parfois jusqu’à avoir un dormitorium pour faire la sieste. Alors que chez soi, c’est à nous de passer l’aspirateur. On ne peut pas trouver la même qualité de travail chez soi. Seuls quelques PDG branchés peuvent s’offrir les « Altwork Station » (bureaux allongés). Pour les autres, des cuisines, des couloirs, des salons, des lits et même des salles de bains ont été occupés pour travailler, en rude concurrence avec les autres membres de la famille. Beaucoup de témoignages après confinement parlent du plaisir d’avoir échappé aux horaires, mais mettent surtout en avant l’absence de confort et, à la longue, la difficulté de travailler chez soi. Face au chamboulement que représente le bureau chez soi, les salariés réalisent que le vrai bureau représente un luxe de confort. Les gens ont envie de « leur » bureau.
Au-delà du confort physique, vous plaidez également en faveur du « vrai » bureau pour un confort psychologique.
Télétravailler, c’est accepter l’idée que débarque dans votre univers personnel une partie de l’univers du bureau. Ce n’est pas qu’on ne va plus au bureau, c’est que le bureau nous poursuit jusque chez nous. Lors de mes interviews, beaucoup me disaient – et c’était surtout des femmes – qu’elles étaient contentes d’aller au bureau : on y voit les copines, on respire sans enfants. On peut discuter, négocier, s’interpeller, rire, haïr, séduire… Les gens ont envie du bureau, qui a toujours été un mobile d’échappatoire : « tu me laisses tranquille, je suis au bureau », mais on ne peut plus le dire quand on est à la maison.
Le travailler « ensemble-dispersés » va créer de grosses dépressions, car le bonheur passe par la sortie : il faut sortir de chez soi, de son espace. Sinon, on se fait enfermer. Oui, il y a un bonheur du bureau. En plus, le flicage s’est mis en place. Souvent, la première question des employeurs au début du confinement a été : comment être sûr qu’ils travailleront ? Alors que tous les télétravailleurs disent travailler plus.
C’est un vieil héritage : en France, la hiérarchie est systématiquement méfiante et le travail doit forcément être ennuyeux. Alors, travailler sur le même ordinateur que celui sur lequel on joue… Le télétravail est une rétrorévolution, en même temps qu’une libération. Donc non, le bureau n’est pas mort. Je ne crois pas au télétravail complet : quelques jours par semaine, mais pas plus. Pour la survie des gens.
LQ/AFP