L’Orchestre de chambre du Luxembourg a une nouvelle cheffe : l’Allemande Corinna Niemeyer le dirigera jusqu’en 2024. L’occasion de mieux connaître son approche novatrice, les projets qu’elle a plein la tête et son regard sur la place des femmes dans le monde de la musique classique.
Votre rencontre avec l’OCL s’est faite en février dernier lorsque vous étiez invitée à le diriger au CAPE, à Ettelbruck, le temps d’un concert. Ça a été le coup de foudre ?
Corinna Niemeyer : C’était une très belle rencontre et un très beau concert, un moment qui m’a beaucoup plu. On peut dire que c’était un coup de foudre (elle rit), en tout cas c’est le point de départ d’une relation plus longue, qui durera quatre ans.
Quels challenges attendez-vous de relever dans cette nouvelle aventure ?
Il y en a plusieurs. Un challenge musical, d’abord, celui de développer l’orchestre, voir son potentiel et aller dans une direction d’excellence musicale qui dépasse celle que l’OCL a déjà. Puis un challenge de proximité, de s’ouvrir à la société avec nos projets, d’exister pour montrer aux gens qu’on est là. Exister en cherchant de nouvelles formes de concerts, des projets pluridisciplinaires, en étant en contact avec les autres acteurs culturels du Luxembourg et de la Grande Région, mais aussi avec des acteurs sociaux pour faire découvrir cette musique à des personnes qui la connaissent moins. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup : à côté des concerts, j’ai fait beaucoup de projets éducatifs et c’est quelque chose que j’aimerais beaucoup développer.
Des musiques qui sont comme des tableaux
Quelles formes ces projets pourraient-ils prendre ?
Ça peut être le développement d’un projet pour ou avec des enfants, lier les différents arts… Toutes les formes sont possibles. L’année dernière, j’ai fait un projet pour les 100 ans du Bauhaus : on avait cinq tableaux, et chacun a été envoyé à un compositeur ainsi qu’à un artiste de slam. Chaque duo d’artistes écrivait, l’un la musique, l’autre le poème, par rapport au tableau. C’est une autre approche de l’art qui a permis à chacun – et c’est ce qui m’intéresse – d’expérimenter la musique mais aussi le tableau différemment.
La peinture n’est pas un art que l’on imagine facilement associé à la musique…
Oui. Pourtant, si l’on regarde ce qui se passait à d’autres époques, c’est tout à fait ce qui se faisait. Si on prend par exemple les années 1920, c’était un moment où tout le monde se retrouvait à Paris : Stravinsky, Coco Chanel, Picasso… Tous ces gens se connaissaient et imaginaient des projets ensemble. Dans la musique orchestrale, en particulier la musique de chambre, qui est notre répertoire, on a des musiques qui sont comme des tableaux, d’autres qui sont plutôt comme des ballets…
Chercher la musicalité des autres formes d’art, c’est cela qui vous intéresse ?
C’est tout à fait cela. Quand on arrive à découvrir la musicalité de l’art, à travers la gestuelle, la dramaturgie, les couleurs de la musique… Tout cela, quand ça va bien ensemble, c’est magique. C’est ce qui crée de nouveaux plaisirs de redécouvrir l’art. Je crois qu’il est important de nourrir notre activité de telles coopérations.
Y a-t-il des formes d’art qui sont plus adaptées à la musique que d’autres ?
Ce qui est très bien, c’est que le répertoire de l’OCL est celui de la musique de chambre de toutes les époques. Ça permet de construire des programmes très variés, et je crois qu’on peut imaginer avec les différentes formes d’art un projet qui correspond, qui permet une synergie. Par exemple, une musique gestuelle, je ne l’associerais pas à un tableau : ça ne ferait pas découvrir ce qui est imminent dans l’œuvre ni dans la musique. Par contre, il y a des musiques qui semblent au premier abord difficiles d’accès pour un public mais, d’après mon expérience, selon la façon dont on construit le programme et si l’on cherche d’autres possibilités d’accès, aucune musique n’est difficile.
Pour revenir à mes tableaux (elle rit), il y avait dans le public beaucoup de gens qui n’avaient jamais entendu du slam, beaucoup d’autres qui n’avaient jamais écouté un morceau contemporain et beaucoup d’autres encore qui n’avaient jamais vu un tableau du Bauhaus. Il y avait donc toutes sortes de personnes, attirées par au moins l’un des trois éléments, et qui les a fait redécouvrir ce qu’ils connaissaient déjà à travers cette rencontre des différentes disciplines. Donc je ne crois pas qu’en mettant la musique et les autres arts en relation, il y ait un répertoire qui soit plus adapté qu’un autre; par contre il y a, bien sûr, selon les morceaux, des formats qui conviennent mieux que d’autres.
Au début d’un concert, vous avez des gens dans la salle et à la fin, vous avez un public
Le choc des genres dans la musique et les autres arts vous intrigue ?
Je considère que le programme d’un concert, si ce n’est pas une composition en elle-même, c’est au moins un voyage. Au début d’un concert, vous avez des gens dans la salle et à la fin, vous avez un public : ce sont des personnes qui ont fait le même voyage, la même expérience en même temps. Quand j’imagine un format ou un programme, je suis bien sûr consciente de la dramaturgie, mon but étant d’emmener le public en voyage. Ça peut être intéressant de mettre en opposition des morceaux, mais c’est toujours pour faire ressortir consciemment le changement d’époque, le changement d’idées… Parfois, quand je vois certains programmes de concerts, je pense : « C’est courageux » (elle rit). Si c’est un bon programme, bien sûr, ça peut nous ouvrir les yeux sur telle ou telle chose.
Il ne faut pas oublier que le premier morceau conditionne toujours le public; après cela, le deuxième morceau paraîtra vieux ou moderne, par exemple, selon ce que l’on aura écouté avant. La dramaturgie m’intéresse beaucoup car, en emmenant le public avec moi, je ressens la même chose que lui.
Vous sentez le public derrière vous ?
Oui. Je ne saurais pas expliquer cela avec des mots, mais je sens ce qui intéresse le public ou ce qui l’intéresse moins. Même quand je dirige, je sais s’il écoute ou pas. Il y a une chose que je trouve magnifique, c’est que le public adulte a une certaine politesse (elle sourit), alors qu’avec un public enfant, on sent tout de suite ces choses-là (elle rit) !
Quelle place a l’audace quand vous composez un programme ?
Le format concert que l’on connaît aujourd’hui n’a pas toujours été comme ça, il a changé à travers les époques. Pour moi, la seule chose qui importe, c’est que le format invite à l’écoute. J’invite le public à être curieux avec nous; l’idée n’est pas de choquer mais plutôt de suivre une curiosité qui devient commune. Il faut avoir l’audace de gagner la confiance du public pour l’emmener vers quelque chose de curieux. Il y a des a priori qui existent sur la musique classique, sur la façon dont elle sonne, sur comment s’habiller quand on va à un concert (elle rit), mais pour moi ce n’est pas du tout comme cela : il y a toute une richesse à découvrir et je veux que les gens la découvrent avec moi. Pour les projets que je veux faire avec l’OCL, j’aimerais que le néophyte qui vient là pour la première fois se sente aussi concerné que le mélomane qui connaît bien la musique classique.
Vous avez travaillé avec des orchestres philharmoniques, notamment celui de Rotterdam, pour lequel vous étiez cheffe assistante ces deux dernières années. Est-ce plus facile d’aller vers la découverte avec un orchestre de chambre plutôt qu’avec une plus grosse formation ?
Ce qui est incroyable avec l’OCL, c’est qu’il a une versatilité folle. En allemand, on dit « wendigkeit ». C’est comme être à bord d’un petit bateau qui peut aller partout (elle rit) ! C’est un vrai point fort. Et puis son répertoire s’étend sur quatre siècles, ce n’est pas négligeable.
Dans le monde de la musique classique, les compositeurs sont largement majoritaires par rapport aux compositrices. Il en va de même pour les chefs d’orchestre…
Je compare ça aux grandes entreprises, où les choses bougent très lentement. L’égalité est un défi de la société, ce n’est pas celui des femmes. Tout le monde doit faire en sorte que les institutions reflètent la diversité de la société. C’est peut-être parce que je suis dans le métier, mais je n’ai pas l’impression que c’est quelque chose qu’on passe sous silence.
Le monde de l’entreprise, comme celui de la musique classique, est moins médiatisé. Dans un sens, la célébrité rend l’actualité plus « sexy »…
C’est vrai. Il y a des études qui montrent que les comités d’entreprise mixtes sont plus performants que les comités composés uniquement d’hommes ou uniquement de femmes. Pour moi, la question qui se pose est surtout celle de la performance. À l’OCL, le comité d’administration est mixte, l’orchestre est mixte… Je pense qu’on est bons (elle rit) ! Dans le milieu de la musique classique, je connais des personnes des deux sexes, donc quand je cherche un soliste ou un chef, je cherche avant tout qui est le plus adéquat pour jouer Mozart ou pour jouer Stravinsky. Il faut se poser la question de la performance et être proche de la société : si tout le monde faisait ça, on serait déjà à un autre niveau (elle rit). Ce débat n’est pas un débat de l’un contre l’autre; je vois souvent cela, et c’est très négatif pour les deux côtés. C’est aussi à cause de cela que le débat actuel fait peur. Je ne suis pas dans cette agitation-là : la seule chose qui compte, c’est que le travail soit bien fait.
Quand c’est une femme qui dirige Chostakovitch, par exemple, dont la musique me paraît très « masculine », pensez-vous néanmoins qu’elle pourrait apporter une dimension qu’un homme ne serait pas capable de donner ?
Je vous retourne la question : si vous écoutez Chostakovitch et que cela vous semble « masculin », sauriez-vous dire si c’est un homme ou une femme qui dirige l’orchestre ?
Non, mais je ne crois pas que l’interprétation se limite au sexe.
Chaque chef, chaque artiste va donner son interprétation de l’œuvre. Celle-ci a à voir avec l’identité, qui est construite d’après différents éléments : l’âge, le sexe, où il vit, sa situation familiale, son expérience… Il y a beaucoup de choses qui vont influencer son interprétation de la musique, même si la partition est la même pour tout le monde. L’aspect du genre n’est qu’un aspect parmi tant d’autres, mais il peut jouer un rôle important chez certains alors que chez d’autres, il peut ne pas l’être du tout. On ne peut pas mettre le genre au premier plan de l’identité d’une personne; tous les hommes et toutes les femmes ont une richesse d’émotions dans leur identité, qui est d’ailleurs comprise par tout le monde. Si je suis furieuse, si vous êtes furieux, si la musique est furieuse, on ne l’exprime pas de la même manière mais on le comprend. Je pense que l’aspect du genre ne joue pas du tout un rôle majeur quand on joue de la musique, en tout cas ça n’a pas d’importance dans mon identité. J’ai été choisie pour mes idées et le concept que j’essaie d’amener, pas pour mon sexe.
Entretien avec Valentin Maniglia
Jauge comble ?
L’OCL démarrera sa nouvelle saison le 4 octobre, lors de son concert de reprise. Si celui-ci avait été annoncé dans la salle de musique de chambre de la Philharmonie, c’est finalement au Grand Auditorium qu’il aura lieu, comme tous les autres concerts de la saison initialement prévus dans cette salle. Pour le plus grand bonheur de l’orchestre et de Corinna Niemeyer, qui fait quand même part – en riant – de sa crainte vis-à-vis du public : «Je sais qu’on ne pourra pas faire salle comble, mais j’espère qu’on fera au moins jauge comble», lance-t-elle, ajoutant que «les spectateurs pourront prendre toute la place qu’ils veulent!».
Concert de reprise : Tedi Papavrami (violon), Joseph Bastian (direction). Dimanche 4 octobre, 19 h. Grand Auditorium (Philharmonie).