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«On a la musique dans les artères»


Cette interview date du 22 janvier 2008.

Didier Lockwood, violoniste hors pair, continue ses hommages à son «maître» Stéphane Grappelli – décédé en 1997 – dans un souci de devoir de mémoire. Rencontre.

Trente albums pour près de 3 000 concerts, l’homme a collaboré avec les meilleurs artistes de jazz, de Lagrène à Petrucciani en passant par Miller. Aujourd’hui, Didier Lockwood, toujours animé par un sens pédagogique aigu, s’intéresse de près au rôle de la culture dans nos sociétés, sans oublier la scène, ses coups de gueule contre la critique et ses clins d’oeil à Grappelli.

Quand s’est imposée l’idée de l’hommage à Stéphane Grappelli?

Didier Lockwood : Depuis quelques années déjà, c’est quelque chose qui est demandé régulièrement et c’est d’ailleurs une formule que j’apprécie assez. Au départ, après sa mort en 1997, j’étais chez la maison de disque Dreyfus. Là, on m’a dit «il faudrait lui rendre hommage, et seul toi peux le faire». J’ai pris alors du retrait et mis deux ans à me décider, car je ne voulais pas faire une pâle imitation d’un artiste qui est pour moi inimitable. Je me suis ainsi distancé du style, en y apportant mes aspirations. Ce qui n’est pas le cas de certains musiciens, qui, dans leurs reprises, gardent un phrasé avec une empreinte très «Grappelli». Mais ça peut donner de très bons résultats…

Et cette année encore, l’hommage au «maître» est d’actualité, voire un peu plus que d’habitude…

C’est vrai que l’on va fêter ses 100 ans et le 10e anniversaire de sa disparition. C’est un projet très spécial, avec de nombreux concerts et un album qui va sortir en mars prochain, avec une multitude d’intervenants. C’est même tout le jazz français qui s’est lancé dans l’affaire…

Selon vous, qu’est-ce que Grappelli a apporté au jazz?

Il a permis au violon de rentrer dans le jazz par la grande porte et de montrer, aux yeux du classique, que cet instrument avait sa place dans le genre. Dans ce sens, il a été le lien entre la musique populaire et dite savante. Avant lui, les violonistes jazz n’étaient que très peu reconnus par leurs pairs. Avec Stéphane, c’était différent. Lui a apporté une justesse et des sonorités impeccables, dont les musiciens classiques ne pouvaient être qu’admiratifs. Car quand on improvise, il est très difficile de rester techniquement parfait. Il faut être en fusion avec son instrument. Moi, ça fait très peu de temps que je sens cette connexion.

De ces années de collaboration, quelle philosophie retenez-vous de lui?

Il y en a plusieurs, car ce personnage, en lui-même, était toute une philosophie. C’était un exemple de vie, de musique, d’attitude. C’était quelqu’un qui prenait du recul, mais toujours avec un esprit cabotin et une bonne dose d’humour. Sérieux, mais avec un regard coquin. Naïf, mais pas bête.

Et un homme avec le sens inné de l’improvisation…

Il a toujours donné cette impression de facilité, avec ce sourire permanent, comme peuvent l’avoir les accordéonistes. Un peu à la Maurice Chevalier, son exemple. Mais, derrière le regard pétillant et le fait qu’il se marre sur scène, il y avait une énorme réflexion.

Cette aisance, c’est ce vers quoi tend tout musicien?

Je ne sais pas si l’on recherche ça spécialement. En tout cas, moi, je ne pensais pas que c’était ce qu’il fallait trouver (rire). Ça s’appelle lâcher prise, et cette maturité est imprévisible.

Quand on tombe dessus, c’est un peu par hasard. Le temps fait que les choses se font naturellement. Et on a la musique de ses artères.

Après la mort de Grappelli en 1997, vous sentiez-vous investi, comme d’autres élèves…

(Il coupe) Je ne me suis jamais considéré comme l’un de ses élèves, car lui ne s’est jamais posé comme professeur. C’était plutôt quelqu’un qui arrive, tranquille, en disant : «Tiens, tu fais ça? Parce que moi, je fais ça comme ça», et là, il donnait la leçon sans
en avoir l’air. Et pour votre gouverne, il montrait des trucs exceptionnels… En tout cas, il n’a jamais imposé ses idées. Il savait transmettre son savoir de manière intelligente et instinctive, en se mettant à votre niveau.

À vos yeux, cet hommage correspond- il a un devoir de mémoire?

C’est justement l’objet du prochain disque, la mémoire collective. Aujourd’hui, trop de choses disparaissent et une société qui ne se rappelle plus de son histoire est une société en déperdition. Dans mon domaine, et concernant Stéphane, je fais en sorte que cette connaissance unique continue à s’exprimer. Car son impact est toujours énorme et le violon est un instrument très difficile à maîtriser. Amadouer ce petit bout de bois équivaut à toutes les difficultés que l’on peut rencontrer dans la vie. Il faut être patient et le prendre avec douceur et philosophie, pour qu’il vous accorde le droit de pouvoir le faire chanter…

Personnellement, malgré vos nombreuses expérimentations et votre côté touche-à-tout, vous revenez régulièrement à l’œuvre de Grappelli. Pourquoi?

Car ces différents hommages sont également un bon moyen de jouer un répertoire inhabituel. Avant, je jouais toujours mes créations – ce que je fais encore et surtout en ce moment dans le symphonique – mais là, en interprétant des standards, je m’échappe un temps de ma responsabilité de compositeur. C’est plus ludique et un autre plaisir, qui n’empêche pas une rigueur, bien au contraire. L’improvisation n’est fait que de tournants et chicanes. On prend des chemins de traverse, tout en gardant bien à l’oeil la direction, sans quoi on se perd et c’est foutu. Souvent, j’ai pris des virages en pleine tronche et, seulement aujourd’hui, j’arrive à négocier avec ce grand terroriste qu’est la musique. Et en huit ans, dans les différents hommages, j’ai pas mal avancé, même si la différence est moins visible et sensible pour le public et les critiques…

Du haut de vos 52 ans, dont trente sur scène, comment voyez vous votre carrière?

J’ai fait cette introspection lors de mon entrée dans la quarantaine, lors de l’album Round about Silence. Jusque-là, j’avais vécu de manière effrénée, avec une énorme impatience. Il faut dire que, durant longtemps, j’étais persuadé ne pas vivre au-delà des trente ans. Mais une fois sorti du rock (*) et dès lors que je ne rentrais plus dans mes pantalons en cuir, ça a été différent (rire). Donc, j’ai regardé à droite, à gauche et derrière, histoire de mieux prévoir ce qu’il peut y avoir devant, en me répétant sans cesse la question:«Qu’est-ce qui est important?» Et, désormais, je fais les choses avec plus de précaution.

Durant ce «bilan», ce que vous avez vu vous a-t-il plu?

Je ne me suis pas regardé le nombril pour tomber dans une forme de narcissisme aigu. C’était plutôt : «Je suis arrivé jusque-là. Bien… Qu’est-ce que je vais pouvoir améliorer » Car j’ai des défauts
récurrents. Je suis quelqu’un du dernier instant, et cette spontanéité est compliquée à gérer. J’ai pris aussi du temps pour réfléchir sur le phénomène de création. Dernièrement, j’en ai encore
débattu avec Dee Dee Bridgewater. Aujourd’hui, si un musicien de jazz ne plaît pas à la critique, ça devient très dur pour lui. Il y a des mecs qui se font étaler sur un disque… C’est complètement fou! Du coup, on est obligé de regarder au-delà de sa propre personne et se demander en permanence : «Si je fais ça, comment ça va être perçu?» On se doit de faire des compromis ou, en tout cas, de savoir dans quelle mesure on prend un risque artistique.

C’est devenu si difficile que ça?

Oui, très. Aujourd’hui, tout ce qui peut apporter un moyen de réfléchir, de développer sa sensibilité et son libre arbitre, est compressé, réduit à sa plus simple expression. Désormais, l’objet principal, c’est la consommation, et c’est pour ça que l’on préfère agir sur nos bas instincts. L’intelligence devient subversive, et celui qui pense n’adhère pas à la masse. Là, dans ces hommages, c’est plutôt facile, avec tous ces grands thèmes. Mais, dès lors que l’on se rapproche de choses plus personnelles, ça se complique. Tout de suite, on tombe sous le couperet de la critique, le gardien de cette connaissance qui ne doit surtout pas appartenir à tout le monde. Du coup, on se retrouve écartelé… Grappelli, lui, s’en foutait de tout ça. D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’il a eu un trou de quinze ans, même vingt dans sa carrière, où il se contentait de jouer dans des hôtels à Paris.

Trente albums, 3 000 concerts, des collaborations prestigieuses, qu’est-ce qui vous motive encore?

Mais simplement le fait de faire de la musique, qui est pour moi un besoin propre et une dépendance physique.

À côté de ça, il y a aussi votre investissement dans la pédagogie, toujours motivé par cette idée de laisser une trace, comme vous le faite depuis 2000 avec Grappelli…

C’est quelque chose de très important. Quand on a compris qu’on allait disparaître un jour, s’en suit une quête d’immortalité. Il y a cette envie de donner aux autres, de transmettre un savoir. D’ailleurs, certains artistes morts n’ont jamais été plus vivants qu’aujourd’hui… En Afrique, les griots servent à ça, une forme de mémoire collective permettant à ne pas répéter les erreurs du passé et valoriser certains acquis.

C’est aussi pour cette raison que vous avez accepté la présidence, en France, du haut conseil de l’éducation artistique et culturelle…

Effectivement. Notre but est de retarder la disparition de certaines connaissances et de recentrer la culture. Car cette dernière n’est pas un moyen d’être orgueilleux de son identité, mais fait partie intégrante de l’éducation humaniste. L’humain y trouve ses racines. Dans cette commission, on est vingt, dont Yann Arthus-Bertrand, Jacques Chancel et d’autres grandes personnalités du théâtre ou de la peinture, à débattre de tout ça, en apprenant beaucoup de choses les uns des autres. On est en quelque sorte les gardiens du temple face au profit qui passe au-dessus de tout autre considération philosophique, humaniste et philanthropique.

www.didierlockwood.com
Sortie le 13 mars de l’album For Stéphane. (*) Didier Lockwood, avant d’être repéré par Stéphane Grappelli était dans le groupe de jazz-rock et de musique contemporaine, Magma.

Grégory Cimatti