Face à la puissance de Nollywood, l’industrie des films commerciaux, la résistance du cinéma indépendant s’organise au Nigeria, autour de ciné-clubs et festivals bien décidés à encourager une nouvelle vague d’auteurs.
Au rez-de-chaussée d’une imprimerie désaffectée, d’immenses tentures noires ont été dressées pour transformer un vieux plateau industriel du quartier populaire et artistique de Lagos Island, au Nigeria, en salle de cinéma improvisée. Face à un écran géant, des centaines de chaises en plastique sont vite prises d’assaut par une foule de jeunes créatifs venus découvrir et encourager l’émergence de ce qu’ils appellent «la nouvelle vague» du cinéma nigérian.
La deuxième édition du festival S16, qui se tenait fin 2022 à Lagos, illustre le nouveau visage de cette génération de réalisateurs nigérians déterminés à s’affranchir des codes capitalistes de Nollywood, la très puissante industrie du cinéma au Nigeria, qui inonde le marché africain de comédies romantiques et blockbusters mélodramatiques, tout en brassant des centaines de millions d’euros. «Nollywood propose avant tout du divertissement dans un but commercial», estime Abba T. Makama, réalisateur et cofondateur du festival S16.
«Ici, nous voulons célébrer le cinéma comme un art»
Ce jour, les films projetés sont aussi underground que le décor : divers, innovants, politiques et pleins de charme. Balbutiants, aussi. «Ici, nous voulons célébrer le cinéma comme un art, donner un coup de projecteur sur les nouvelles voix du cinéma indépendant et projeter des films que nous n’avons pas l’habitude de voir dans les salles», précise-t-il.
C’est en 2016 que Abba T. Makama fonde le collectif Surreal16 avec deux autres réalisateurs nigérians, C. J. Obasi et Michael Omonua. Désillusionné par Nollywood et la profusion de comédies et autres films sur les mariages, omniprésents sur les écrans, le collectif veut diversifier la production et encourager un nouveau type de cinéma. Il s’inspire alors du mouvement cinématographique Dogme95, lancé par les cinéastes danois Lars Von Trier et Thomas Vinterberg qui, en 1995, s’organisaient pour résister à la prédominance des superproductions hollywoodiennes.
La communauté de cinéphiles ne cesse de grandir à Lagos et dans d’autres grandes villes du Nigeria
Comme eux, les fondateurs de Surreal16 rédigent un manifeste et édictent 16 règles et directives qui régiront désormais leur travail : pas de films sur des mariages, pas de mélodrames, pas de répliques ou personnages stéréotypés, pas de propagande religieuse ou de censure… D’autres prêtent à sourire, comme celle d’interdire les plans du célèbre pont de Lagos qui rejoint les quartiers aisés d’Ikoyi et de Lekki, que l’on retrouve dans quasiment chaque film de Nollywood tourné dans la mégalopole. «Au départ, c’était plutôt une blague. L’idée, c’était de mettre en exergue l’uniformisation des films», dit Abba T. Makama.
Les films présentés lors du festival semblent bien les avoir pris au mot. Le court métrage de Dika Ofoma A Japa Tale est une plongée dans l’intimité d’un jeune couple tiraillé entre pressions familiales et désir d’immigration. «Ce festival est une bouffée d’air frais, car enfin je me sens représentée. Je me vois plus dans ces films que dans les productions mainstream», dit Zee, une festivalière de 23 ans.
Tous les films projetés n’ont pas la même qualité technique ou le même budget, mais ici la création veut surtout provoquer une réaction, la discussion. Ixora, par exemple, questionne différentes visions du féminisme et célèbre l’amour naissant entre deux jeunes femmes, dans ce pays très religieux où l’homosexualité est criminalisée. Dans la salle, les applaudissements résonnent au moment de la scène finale du baiser. Un épisode inimaginable dans un cinéma traditionnel, où le film n’aurait jamais pu être projeté sans l’aval du comité de censure nigérian.
Des films programmés dans des festivals de renommée internationale
«La communauté de cinéphiles ne cesse de grandir à Lagos et dans d’autres grandes villes du Nigeria», fait remarquer Aderinsola Ajao, critique de cinéma et fondatrice de Screen Out Loud, un club de cinéma qui projette régulièrement des films indépendants à l’Alliance française de Lagos. Outre les centres culturels, les lieux alternatifs de projection se multiplient, dans des bars ou même des cours d’immeuble et des terrasses d’appartement où des draps blancs tirés contre un mur servent d’écran et font office de cinéma sous les étoiles.
La communauté s’organise également en ligne, diffusant ces films sur YouTube ou créant des clubs de cinéma sur des groupes WhatsApp. «Presque chaque jour, je découvre de nouveaux réalisateurs», s’émerveille Aderinsola Ajao. Et ils ont désormais conscience de l’existence «d’un public pour leur film au Nigeria, mais aussi à l’étranger».
Ces dernières années, plusieurs courts et longs métrages ont ainsi été programmés dans des festivals de renommée internationale. En 2020, Eyimofe, des frères Esiri, long métrage dépeignant le quotidien de deux jeunes qui tentent de survivre dans le chaos de Lagos, a été sélectionné à la Berlinale. Cette année, Mami Wata de C. J. Obasi (photo), qui met à l’honneur la déesse ouest-africaine de la mer, était programmé dans la compétition dédiée aux cinémas du monde du festival de Sundance, d’où il est reparti avec le prix de la meilleure photographie. Avec ce film tourné en noir et blanc et totalement «hors norme», son réalisateur dit vouloir «offrir un nouveau regard sur ce que notre cinéma pourrait être».