Chukwu Ebuka Moses est trop jeune pour se souvenir de la guerre civile qui a ravagé le sud-est du Nigeria en 1967 et qui a mis fin, trois ans et un million de morts plus tard, aux aspirations de l’ethnie Igbo à un Biafra indépendant.
L’étudiant de 19 ans n’était même pas né, à cette époque. Mais il a un peu l’impression d’être devenu un vétéran depuis qu’il s’est fait tirer dessus lors d’une manifestation à Aba, la capitale de l’Etat d’Abia, le 18 janvier. Encore fragile, le jeune homme est porté jusqu’à une chaise en plastique, sous le kiosque en chaume d’un bar.
« Nous étions juste en train de chanter et de protester. Et puis des policiers se sont mis à nous agresser, ils nous ont aspergé de gaz lacrymogène tout en nous tirant dessus », explique-t-il.
Soulevant son short, il montre une cicatrice de la taille d’une pièce de monnaie, à l’intérieur de sa cuisse droite. Sur une radio, on voit que son fémur a été sectionné à trois endroits par la balle. « J’ai du mal à respirer depuis que je me suis fait tirer dessus. Mon corps est sans forces », raconte-t-il, le regard soudain plein d’angoisse.
Comme la plupart des jeunes de son âge, Chukwu Moses est un fan du groupe nigérian de R&B PSquare, et un fervent supporter de l’équipe de football londonienne de Chelsea. A peine un mois avant cette manifestation, il avait décidé de rejoindre les militants pro-Biafra, lui qui rêve d’un bon boulot, dans une région où les jeunes ont peu d’opportunités professionnelles.
Aujourd’hui, il n’a « pas peur », parce que « le Biafra doit exister », lâche-t-il plein de bravoure, recueillant l’approbation des hommes plus âgés installés dans le bar.
Le rêve renaît
Le mouvement Peuple indigène du Biafra (IPOB) n’a jamais cessé de réclamer la sécession de cette région majoritairement peuplée d’Igbos, une des trois grandes ethnies du Nigeria, qui se sent lésée par le pouvoir central en termes d’infrastructures, de santé, d’éducation.
L’arrestation en octobre de Nnamdi Kanu, chef de l’IPOB et directeur de la Radio Biafra, et sa détention dans l’attente d’un procès ont provoqué une vague de protestations à travers tout le sud-est et relancé les appels à l’indépendance du Biafra.
Selon l’avocat des droits de l’homme Onkere Kingdom Nnamdi, plus de 50 personnes ont été tuées, 100 ont été blessés et 200 ont été arrêtées en lien avec ces manifestations.
Le président Muhammadu Buhari, pour qui Nnamdi Kanu a commis « des atrocités », a prévenu « qu’il ne tolèrerait pas » de manifestations menaçant l’intégrité du Nigeria. Mais le sort de Nnamdi Kanu et la répression des manifestations n’ont fait que renforcer la popularité de l’IPOB qui a reçu le soutien de milliers de personnes, ce qui n’était pas arrivé depuis des décennies.
« On vit dans la peur »
Selon des manifestants blessés lors de trois manifestations différentes, entre novembre et février, la police et l’armée ont utilisé des gaz lacrymogènes et ils ont tiré sur la foule à balles réelles. « Ils tiraient dans tous les sens », raconte Paulinus Uwaga, un employé du batiment de 50 ans qui a reçu une balle dans le pied lors d’une manifestation dans le hub pétrolier de Port Harcourt, le 10 novembre.
Selon des membres de l’IPOB, des corps ont été transportés dans des fosses communes. D’autres manifestants ont disparu, du jour au lendemain.
C’est le cas du cousin d’Emeka Uzoma. Il a été interpellé par la police avec un drapeau biafrais dans son sac à dos et depuis, « personne ne sait s’il est encore vivant ou s’il est mort », raconte cet électricien de 22 ans.
Chibueze Chukwu a reçu une balle dans la jambe lors d’une manifestation en février. Il dit avoir été refoulé de deux hôpitaux avant de pouvoir enfin être soigné dans une clinique tenue par l’IPOB.
Le personnel médical « m’a dit avoir peur de la police et de l’armée, c’est pourquoi ils ne voulaient pas soigner de blessures par balles », a-t-il expliqué à l’AFP. « S’ils réalisent qu’on est membre de l’IPOB, aucune chance de revoir la lumière du jour. On vit dans la peur », a-t-il ajouté.
Chinedu Iwu, un chauffeur de 26 ans, raconte qu’un soldat, qui se tenait à trois mètres de lui, lui a tiré dans le genou. « Il s’est baissé, il m’a regardé, je le regardais aussi, et il m’a tiré dessus », rapporte-t-il. « Ils ne sont pas là pour nous protéger. Ils sont là pour en finir avec nous. »
Le Quotidien / AFP