À la fois roman de l’adolescence et chronique sociale sur la désindustrialisation en Moselle, « Leurs enfants après eux », de Nicolas Mathieu, s’est vu remettre mercredi le Goncourt. Le Lorrain de 40 ans raconte, lors d’une interview réalisée avant la remise du prix, le 1er novembre, cette belle aventure littéraire dont il ne soupçonnait pas qu’elle le mènerait au plus prestigieux des prix littéraires français.
Il avait déjà montré toute sa sensibilité et son talent avec son premier livre Aux animaux la guerre, plusieurs fois récompensé en 2014. Nicolas Mathieu, fort d’une écriture aiguisée au couteau, remet ça avec Leurs enfants après eux. Là, ils racontent le destin d’adolescents durant quatre étés, entre 1992 et 1998. Il y a Nirvana, la Coupe du monde, le Picon bière, les fêtes foraines, mais aussi des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans, au cœur d’une vallée perdue quelque part dans l’Est, dans laquelle les hauts-fourneaux ne brûlent plus…
D’un côté, donc, une jeunesse ardente et des existences qui filent à toute vitesse, des personnages modestes voués aux petits espoirs et aux grandes désillusions. De l’autre, un monde qui meurt et se transforme, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage. Un livre qui pourrait être mortifère, mais qui est plein de vie, de poésie, et c’est ce qui fait sa force. Raison sûrement pour laquelle il a remporté le prix Goncourt.
Vous êtes originaire d’Épinal et vous résidez désormais à Nancy. C’est pourtant un autre endroit du Grand Est qui vous a intéressé pour votre livre. Pourquoi ?
Nicolas Mathieu : Pour plusieurs raisons. Le projet, au départ, est de raconter des vies qui commencent dans un monde qui finit. Je viens des Vosges, avec le fantôme de l’industrie du tissage qui planait quand j’étais gamin. Ce sont des choses qui touchent… Au moment où j’ai voulu écrire cette histoire d’adolescence, j’ai voulu la placer dans une vallée post-industrielle, un peu à l’exemple des Américains, comme Philipp Meyer avec Un arrière-goût de rouille (2009).
Et vous êtes tombé sur la vallée de la Fensch…
Oui, je m’y suis rendu comme ça, pour voir et me faire une idée. A Hayange, rien que le paysage raconte déjà une histoire. D’emblée, je ne m’imaginais pas que les hauts-fourneaux étaient aussi proches de la ville. Je voyais ça plus à l’extérieur, comme les usines Renault par rapport aux cités dortoirs. Et quand je suis monté au pied de la Vierge et que j’ai vu toute la vallée, avec, au milieu, ce haut fourneau éteint, les rails, les tubes, les routes…, je me suis dit : c’est ça qu’il fallait raconter.
Pourquoi cela vous a-t-il touché autant ?
Là, d’un seul regard, j’embrassais tout un monde. D’un point de vue dramaturgique, c’est ce que je voulais faire ! Placer l’histoire dans ce lieu, c’est en effet une sorte de coïncidence géographique, car mon sujet aurait bien pu se situer dans le Nord-Pas-De-Calais, et bien d’autres endroits.
Vous avez pourtant réussi, avec brio, à en saisir l’esprit, l’atmosphère…
Une fois que j’avais décidé que mon roman se passerait là, je me suis rendu plusieurs fois sur place pour le fixer, m’imprégner du climat, du lieu, des gens… pour les décrire au mieux possible. Comme je l’avais déjà fait avec mon premier livre, Aux animaux la guerre, qui se déroulait dans les Vosges. Il y a, pour chacun de ces ouvrages, de gros efforts de restitution.
C’est, peut-être, ce qui vous amène à ne pas rester centré sur l’image négative de cette vallée : la désindustrialisation, le fatalité sociale, la misère…
Oui, car le livre parle, certes, de la fin d’un monde, mais de l’émergence d’un autre : les transfrontaliers, les nouvelles formes d’activité, d’économie… Cet endroit n’est pas réduit à néant. Ce n’est pas la planète Mars ! Il est juste en train de vivre une mutation, sur l’autel de laquelle toute une génération est sacrifiée.
Vous placez l’histoire entre 1992 et 1998, une décennie justement faite de profondes mutations. Était-ce important, pour vous, de placer cette jeunesse dans ce monde qui s’accélère ?
Il y a plusieurs choses : les années 90 sont en effet celle du libéralisme, qui va arriver comme un rouleau compresseur après la chute du mur de Berlin, lancé à fond, et sans frein. C’est la fin de plein de choses, comme celle du monde ouvrier. Mais les années 90, jusque, disons, les attentats du World Trade Center, sont aussi assez indécises, floues, durant lesquelles il ne s’est pas passé grand-chose. Ce qui convenait bien pour parler de l’adolescence, qui est aussi une période de devenir et d’indécision analogue. Enfin, plus prosaïquement, j’étais moi-même adolescent durant ces années-là : c’était alors plus facile pour moi de faire un roman d’apprentissage en prenant ces repères-là qu’en le plaçant aujourd’hui. Mes personnages auraient tous un téléphone dans la main, et tout serait différent…
Une volonté de retracer une époque, en somme.
Les années 90 ont été traitées, mais pas tant que ça par rapport à d’autres. L’idée, c’était de faire le portrait de plusieurs adolescents, d’une vallée – ou d’un monde – et d’une époque.
Pour en revenir à votre propre expérience d’adolescent, vous titrait même les quatre chapitres du livre par des références musicales : Nirvana en 1992, Guns N’ Roses en 1994, NTM en 1996 et Gloria Gaynor (I Will Survive) pour l’effet « Coupe du monde de football »…
Quand on parle d’une génération, il faut l’ancrer dans un paysage sensoriel, des signes, des programmes télé, de la musique aussi… Et me concernant, les années 90 n’ont pas commencé avec la chute du mur de Berlin, mais par un après-midi de 1992 devant M6 à découvrir le clip de Smells Like Teen Spirit de Nirvana. J’en ai un souvenir hyper précis. J’ai senti clairement qu’on basculait dans autre chose (rire).
Leurs enfants après eux est, pour certains critiques littéraires, un roman sur l’adolescence, et pour d’autres, une critique sociale. De quel côté penchez-vous ?
Disons que les deux points de vue sont exacts, et se rejoignent dans le livre. Les seules remarques que je n’acceptent pas sont celles qui parlent de « mépris social ». Là, je ne suis pas d’accord. Pour le reste, ça me va très bien : par principe, c’est le lecteur qui met le sens qu’il veut; et tout ce qui se voit sont des choses que j’y ai mise. C’est effectivement un roman d’apprentissage, la peinture d’une adolescence, une chronique sociale, et même un roman noir si on veut aller plus loin : il y a une intrigue criminelle, de la violence…
Pourtant, l’ensemble est lumineux. On sent chez vous une vraie tendresse, par exemple, pour les personnages.
Ce n’est pourtant pas l’avis de la plupart des gens. C’est vrai, le titre, d’emblée, y est peut-être pour quelque chose. Il fait peser une espèce de lourdeur et de fatalité sur le livre. C’est pourtant un roman sur l’éveil des sens, sur l’été, donc solaire, et il est parcouru par une discrète ligne humoristique. Il y a de la tendresse et de l’ironie tout le temps. Sans oublier que les personnages, face au poids de ce destin social, développe une rage de vivre. Ils grandissent, évoluent, changent… Et chacun va avoir sa part du gâteau un moment ou un autre.
Sur le site de votre éditeur, Actes Sud, vous écrivez vous sentir « traître à vos origines », un « orphelin volontaire », en voulant à tout prix tourner le dos à cette France de l’entre-deux que vous décrivez…
C’est vrai, j’ai voulu quitter mon monde d’origine, et j’y suis parvenu. Mais ce n’est pas celui décrit dans le livre. Mes parents étaient de classe moyenne, ils avaient du travail, j’étais fils unique… Ce n’est pas une misère sociale que j’ai fui, mais un univers de petits employés. Je voulais m’élever, partir loin. Bref, ce n’était pas aussi dur que pour Anthony. Je ne voudrais pas être confondu totalement avec lui, car ce serait malhonnête.
Avoir écrit ce livre, et célébré joliment cette région oubliée, ses habitants, vous a-t-il alors apaisé ?
(Il réfléchit) Non. Quand on quitte un milieu, on est toujours en dette avec lui. La position du transfuge social, comme l’évoque notamment Annie Ernaux dans ses livres, est une position d’entre-deux : on a quitté un monde et celui dans lequel on arrive nous est étranger. C’est un déchirement, un étrange équilibre aussi. Et rien ne peut si résoudre, il me semble. Je le vois bien : ma mère le vit sur un mode double. D’un côté, elle est très fière. De l’autre, elle me dit « quand même, regarde la manière dont tu nous dépeins »… On reste toujours dans ces ambivalences-là.
L’écart social risque de se creuser, surtout si vous gagnez le Goncourt (NDLR : l’interview a été réalisée le 1er novembre)…
(Il rigole) C’est peu probable quand même. J’essaye de ne pas trop y croire.
Vous êtes quand même dans le dernier carré du prix le plus important du monde littéraire francophone…
C’est un sentiment de reconnaissance. Je suis ravi que l’éclairage porté sur livre fasse beaucoup pour l’aider à trouver des lecteurs. Quand mon éditeur m’a dit qu’on allait le sortir à la rentrée, je voyais ça comme une chance et un risque énorme. Il y a plus de 500 livres qui sortent à ce moment-là. En réalité, ils nous envoient à un beau casse-pipe ! Mais avec cette sélection pour le Goncourt, j’ai un sentiment persistant d’imposture. Je viens quand même de la classe populaire, et je crois, à un moment, que quelqu’un va remarquer la supercherie, me démasquer et demander : « mais qu’est-ce que vous faites là monsieur ? » (rire).
Entretien avec Grégory Cimatti
« Comme un lapin devant les phares d’une voiture »
« J’ai passé 18 mois enfermés dans une pièce seul et là je suis tout d’un coup comme un lapin devant les phares d’une voiture », a réagi mercredi Nicolas Mathieu après avoir reçu le Goncourt.
« Ce prix va changer forcément ma vie. Je pense à mon fils Oscar. Dans ces cas là on revient aux fondamentaux, je pense à ma famille, mes parents, la ville ou je suis né, aux gens dont je parle dans le livre. Tout ça, ça remonte », a-t-il encore commenté.