En 1995, un double album tombait du ciel, Mellon Collie and the Infinite Sadness des Smashing Pumpkins. Trente ans plus tard, ses étoiles brillent toujours.
Les enfants bruyants du rock alternatif
À la fin des années 1980, pendant que Seattle s’agite, que le grunge s’apprête à déferler comme un raz-de-marée, le genre se cherche dans les souterrains de Chicago. C’est là qu’à la fois loin et près des chemises bûcheron et du spleen rugueux de Nirvana, naît une bande d’outsiders aux yeux cernés de cicatrices, The Smashing Pumpkins.
Un quatuor à la croisée des orages : Billy Corgan, long échalas ombrageux, D’arcy Wretzky, bassiste douée trop classe, Jimmy Chamberlin, céleste batteur volcanique et un James Iha qui gratte sa guitare parfois comme si c’était sa peau.
Sorti en 1991, Gish ouvre la porte des nineties, en même temps que Nevermind (Nirvana), Loveless (My Bloody Valentine), Trompe le monde (Pixies), Screamadelica (Primal Scream), Blue Lines (Massive Attack) et d’autres déflagrations monstrueuses au choix post-modernes ou electro-rock, sinon bruitistes avec la noise, le shoegaze et le grunge, le tout regroupé sous le terme générique et tout aussi vague de «rock alternatif».
Là où leurs contemporains grunge hurlent leur rage dans l’urgence abrasive, les Pumpkins empilent les couches en dressant un gros mur du son «baroque’n’roll»; Corgan exhume ses douleurs d’enfance, sa colère et sa foi romantique dans l’absolu.
En studio, il devient un chef d’orchestre pointilleux en rejouant lui-même des guitares et des basses jusqu’à épuisement, quitte à frustrer ses camarades de jeu. Une façon de mieux contrôler le chaos intérieur? Le chaos, justement, se change en moteur.
En 1993, Siamese Dream explose avec des titres comme Today ou Disarm : derrière les guitares en fusion, on entend battre le tempo dans la poitrine d’un homme en quête de lumière.
Quand le leader de Nirvana s’éteint en 1994, c’est vers les Smashing Pumpkins que les projecteurs se tournent. Lollapalooza les sacre, Billy endosse le rôle à sa manière : crâne rasé, t-shirt ZERO, il incarne un messie bancal du «rock alternatif».
The Wall des années 1990?
1995. Alors que la scène alternative commence à tourner en boucle, les Smashing Pumpkins prennent un virage kamikaze. Corgan s’enferme avec un paquet de morceaux et une seule obsession : tout dire, tout montrer et tout brûler.
De ce vertige naît un double album comme on n’en fait plus depuis les années 1970 et 1980, Mellon Collie and the Infinite Sadness. Traduction libre : tristesse infinie, rage cosmique et beauté panique. Pour donner forme à ce projet épique, Corgan s’entoure de deux sorciers du son : Flood et Alan Moulder.
À Flood on doit la coproduction, avec Trent Reznor, du tétanisant labyrinthe de l’autodestruction The Downward Spiral (Nine Inch Nails, 1994), mais aussi les Violator (1990) et Songs of Faith & Devotion (1993) de Depeche Mode, autres disques importants et tout aussi chaotiques des années 1990; Alan Moulder a collaboré lui aussi avec «NIN» sur plusieurs galettes, ainsi qu’avec Jesus & Mary Chain et My Bloody Valentine – un spécialiste ès beau bruit.
Les Smashing Pumpkins tissent alors une fresque de 28 morceaux, soit deux heures de montagnes russes pensées comme un cycle solaire et lunaire : un disque du jour, un disque de la nuit, sinon un aller simple entre la naissance et la mort ou entre l’éclat et le néant.
Dès sa sortie, Mellon Collie déjoue tous les pronostics, s’il y en a : il est numero uno aux États-Unis, et plusieurs millions d’exemplaires s’écoulent ensuite. Une anomalie commerciale. Corgan revendique haut et fort son ambition : faire le The Wall (Pink Floyd) des années 1990, le «White Album» (Beatles) de la génération X.
On se calme? Il n’empêche que cet album est un buffet à volonté de contrastes relié par trop de saturations, trop de vociférations, trop de morceaux; à l’arrivée pas (trop) d’indigestions. Il s’agit de passer d’un tube à cordes comme Tonight, Tonight à la furie métalloïde de X.Y.U., de la rêverie nostalgique de 1979 à la berceuse sépia Stumbleine. Zero frappe en morceau néo-nihiliste, Thirty-Three murmure la perte dans un souffle.
Mais plus qu’un délire d’ego, Mellon Collie reste quand même un disque de groupe : James Iha sort de l’ombre avec Take Me Down; D’arcy pose sa voix vaporeuse sur Farewell and Goodnight. Visuellement, l’album est une invitation à l’errance : sur la pochette imaginée par Frank Olinsky, l’homme du logo MTV, une femme à demi figée sort du cœur d’une étoile dans un grand ciel de lunes, entre tarot, rêve et poussière d’archives. C’est le passé réinventé comme un futur rêvé.
Mélancolie et tristesse infinie
Mellon Collie and the Infinite Sadness, c’est moins un enchaînement de morceaux qu’un territoire mouvant où chaque chanson marque un pic, un gouffre, un point de rupture ou d’élévation; c’est une symphonie pour cœurs cabossés.
Bullet with Butterfly Wings se reçoit comme un coup de poing existentiel : «Despite all my rage, I am still just a rat in a cage», hurle Corgan, et avec lui une génération X prise au piège d’un monde sans échappatoire; le X se lit comme une porte bloquée, pas «défense d’entrer», mais «défense de sortir». Zero, encore, poursuit l’exorcisme des années-lumière avant ce qu’on appelle «la culture du vide» : «God is empty, just like me».
Mais Mellon Collie ne crie pas seulement, il espère aussi. Tonight, Tonight trace une route ascendante : «The impossible is possible tonight», promet Corgan, et soudain on y croit, à moins qu’il ne parle de l’entreprise titanesque qu’est l’album.
Et puis il y a 1979, «pop song» de fin d’été en pente douce; tout est déjà en train de s’effacer. Billy la décrit comme un adieu à sa jeunesse et ça s’entend : dans chaque beat synthétique, dans chaque écho de voix réverbérée comme une ombre qui plane et qui prend dans les bras, il y a un souvenir qui tremble dans cette adolescence qui fuit et qui ne reviendra pas.
Autour, les teintes se déclinent : Cupid De Locke, c’est du romantisme sous acide; By Starlight, juste avant la fin, laisse suspendu dans le son des guitares lentes, comme si le monde fondait à l’horizon d’un dernier baiser. Super. Mais après l’extase, place à la descente.
En 1996, la trajectoire des Smashing Pumpkins se fracture. Le claviériste Jonathan Melvoin meurt d’une overdose et Jimmy Chamberlin est viré du groupe à cause de son addiction sévère à l’héroïne.
Un vide s’installe, un de plus dans la vie de Billy Corgan. Le rock grandiloquent se mue en chant funèbre. En 1998 paraît le gothique Adore, l’un des disques les plus tristes de tous les temps (climax à la fin avec Behold! The Night Mare et surtout Blank Page). L’aventure originelle s’achève en 2000 à travers Machina/The Machines of God, dernier baroud d’honneur conceptuel avant la dissolution. Exsangue mais toujours hanté par la démesure, Cogan éteint la lumière.
Les cendres et les astres : héritages et suites
En 2007, les Pumpkins renaissent avec de nouveaux musiciens et, en 2018, James Iha fait son grand retour aux côtés de Chamberlin. Miracle. La constellation se reforme. Le groupe poursuit sa route, changeant de forme.
Si les albums se révèlent tiédasses et n’ont pas la résonance planétaire de leur aîné, Mellon Collie ne meurt jamais. Il transpire dans le rock, pas toujours le plus raffiné, parfois chez les groupes les plus vilains, mais bref, il s’insinue dans le sang de Marilyn Manson, Deftones, Evanescence ou même Indochine, qui rend hommage à By Starlight avec le titre Starlight qui clôt Alice et June (2005), autre double album historique.
De l’emo de My Chemical Romance au punk-pop de Blink-182, la trace est là. Gerard Way (My Chemical Romance) a dit un jour que Corgan lui avait appris à rêver en grand, à penser en concept, en tragédie et en cosmos. En Italie, sans Mellon Collie, il n’y aurait sûrement pas eu l’énorme Wow de Verdena (2011).
Surprise : voilà que trente ans plus tard, l’album entre dans une nouvelle métamorphose. Billy Corgan s’associe au Lyric Opera of Chicago pour transformer Mellon Collie en un spectacle lyrique, A Night of Mellon Collie and Infinite Sadness. En parallèle, paraît aujourd’hui une réédition «super deluxe» dans un coffret XXL : somptueux emballage bleu et doré composé littéralement de constellations comme pour relier les époques, six vinyles, quatre-vingt minutes d’inédits live, un jeu de tarot, des lithographies, un livre de notes, comme si chaque morceau devenait une carte à tirer.
La partie concert, autrement dit le disque bonus, s’écoute plutôt comme un best of scénique de 1996, mais pas à la même heure ni au même endroit (il y a de la captation live à San Diego, Cleveland ou Detroit). Entre un Siva échappé du premier album et un Geek U.S.A. de Siamese Dream, au milieu des versions accélérées (Zero, Bullet with Butterfly Wings) et d’une phrase qui sonne comme un slogan («The world is vampire»), Billy Corgan engueule le micro («God is empty, JUST LIKE ME»), la basse gronde, la guitare râpe, la batterie court, le public crie moins fort que Billy; le feu est là et s’il faut l’éteindre, c’est juste pour souffler sur les trente bougies de Mellon Collie.
Mellon Collie and the Infinite Sadness (30th Anniversary Edition), de The Smashing Pumpkins.