Il y a vingt ans, alors que New York se réveillait défigurée à jamais, Jay-Z sortait le classique The Blueprint. Récit d’un rêve américain et de son impact à un moment où le pays traverse le plus grand choc de son histoire.
C’est l’histoire d’un album que les deux déflagrations les plus terribles de l’histoire récente n’auront pas réussi à faire tomber dans l’oubli. Un disque qui, en réalité, aura fait basculer brutalement le monde du hip-hop dans le XXIe siècle, tout comme l’attentat du World Trade Center a introduit le troisième millénaire avec une violence inouïe. Son titre est éloquent : The Blueprint, soit «le plan», ou «l’ébauche». Un modèle. Sa date de sortie a, elle aussi, beaucoup à raconter : d’abord prévue pour le 18 septembre 2001, elle est avancée d’une semaine. Pour contrer le piratage, voilà la raison qui est donnée officiellement. Toujours est-il qu’avec le recul, on ne peut s’empêcher de voir une certaine prescience de l’artiste dans l’anticipation de cette date, ou, qui sait, un signe du destin.
Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque où le rap américain est encore une affaire de rivalités entre artistes de la même ville, The Blueprint fait définitivement gagner la couronne new-yorkaise à Jay-Z. Avec ce sixième album, le rappeur sorti du ghetto de Bedford-Stuyvesant, au nord de Brooklyn, se pose comme le prétendant définitif au trône laissé vacant après la mort de Notorious B.I.G. en 1997. Mieux : suivant les conseils voraces de Tony Montana, gangster de fiction auquel il fait souvent référence, il s’assoit dessus, réinventant le son du hip-hop grâce à la saveur soul des samples concoctés en grande partie par deux jeunes producteurs encore inconnus, Just Blaze et un certain Kanye West, et amenant le rappeur sur les sentiers des hymnes new-yorkais (Heart of the City (Ain’t No Love), Izzo (H.O.V.A.)), des morceaux plus doux et personnels (Song Cry, Blueprint (Momma Loves Me)), voire des grosses machines commerciales (Girls, Girls, Girls, Hola Hovito). La qualité instrumentale de The Blueprint, rarement égalée depuis, laisse définitivement sur le carreau le grand rival de Jay-Z, Nas, qui occupe encore la jungle d’asphalte de Queensbridge, bordée par l’East River, plus au nord de la ville.
Billets verts et champagne
Ainsi, aux premières lueurs du jour, ce mardi 11 septembre 2001, les bacs à disques des boutiques de la Grosse Pomme se remplissent. Aux côtés de la surprise The Blueprint, on trouvera d’autres sorties attendues : le nouveau Bob Dylan, Love and Theft, la bande originale du film Glitter signée Mariah Carey, ou encore Silver Side Up, qui révèlera le groupe de rock alternatif Nickelback. Mais les disquaires n’auront même pas le temps d’ouvrir boutique quand, à 8 h 46, puis une nouvelle fois à 9 h 03, deux avions détournés frapperont les tours jumelles du World Trade Center, changeant définitivement la face de la ville.
Pourtant, dans sa première semaine, et malgré une ville de New York en deuil et à l’arrêt, Jay-Z ne vendra pas moins de 420 000 exemplaires de son nouvel album. On peut se demander pourquoi, dans un moment d’affliction nationale, le rappeur rencontre un tel succès. On peut se questionner aussi sur l’existence véritable d’un lien entre le putsch musical orchestré par Jay-Z et les images épouvantables d’hommes et de femmes se jetant dans le vide depuis le 60e étage d’un gratte-ciel en feu. Le rapport est pourtant là. Non seulement existe-t-il, mais il était devant nos yeux depuis le début, ne demandant qu’à atteindre la distance temporelle nécessaire pour tracer le trait.
Si le 11-Septembre est une date symbolique de l’histoire du monde, pour les États-Unis, il s’agit de bien plus que d’une attaque terroriste qui aura enlevé la vie à près de 3 000 innocents, et qui en aura blessé 25 000 autres. C’est la destruction de l’emblème même du capitalisme, d’une suprématie sur le monde qui se comptait – déjà – en milliards de milliards de billets verts. C’est souligner que l’argent passionne, horripile, met à bout, jusqu’à l’irréparable; c’est comprendre, après tant de guerres perdues mais avec toujours le sentiment d’être intouchable, qu’à force de plier, le roseau finit par casser. Le matérialisme qui court à sa perte : voilà l’Amérique résumée en deux mots et symbolisée par deux tours. Et pendant que du World Trade Center s’échappe une fumée épaisse, Jay-Z rappe sur son compte en banque bien fourni, son ascension sociale qui se traduit dans des gorgées de champagne français et de vodka écossaise trop chers pour l’Américain moyen, des week-ends dans les Hamptons ou sur un yacht, ses nouvelles chaussures Gucci aux pieds.
«Pas un businessman»
Ce matin du 11 septembre, le rappeur n’est d’ailleurs pas dans sa ville : la veille, il est parti de New York pour l’autre capitale du hip-hop, Los Angeles, où il s’apprête à tourner le clip de Girls, Girls, Girls, accompagné notamment des actrices Carmen Electra et Paula Jai Parker, et du cofondateur de son label Roc-A-Fella Records, Damon Dash. C’est le matin où il allait définitivement laisser derrière lui son passé de dealer en gros, longuement détaillé sur son premier album, l’explosif Reasonable Doubt (1996), et sa trilogie autobiographique, In My Lifetime (1997-1999), pour témoigner de sa réussite.
Premier million, premier échelon gravi pour le roi des nouveaux riches, qui n’attendra pas dix ans pour poser aux côtés de Warren Buffett en couverture de Forbes. Son accomplissement du rêve américain met des étoiles dans les yeux de son public, majoritairement composé en 2001 de jeunes Afro-Américains, dont Jay-Z a longtemps partagé les conditions de vie précaires. Le rappeur met une grande claque au personnage d’Al Pacino dans Scarface : lui n’a jamais sombré dans la drogue, il a utilisé la musique tant comme support autobiographique que comme vecteur de réussite sociale et économique. «I’m not a businessman, I’m the business, man!», lancera-t-il quelques années plus tard, invité par Kanye West sur le remix de Diamonds from Sierra Leone. Surtout, il ne meurt pas à la fin.
«Hova» – l’un des nombreux surnoms de Jay-Z, qu’il égrène tout au long de The Blueprint : «Hov», «The God MC», «Jigga», la référence divine «Jay Hova»… – a pourtant encore beaucoup de choses en commun avec le petit Shawn Carter – son nom à l’état civil – ayant grandi dans la cité de Marcy Houses. Indubitablement, son public renforce ce lien. S’il vend près d’un demi-million d’albums en pleine semaine de deuil national, c’est aussi que la jeunesse noire américaine, encore loin des 32 ans que Jay-Z arborait alors, était moins terrifiée par Al-Qaida que par des incidents beaucoup plus proches d’elle.
Guerre et jalousie
Celle-ci vit tous les jours les attaques sur le sol américain et remplit les prisons du pays, au risque de perdre son droit de vote. Quand George W. Bush déclarera la «guerre au terrorisme» à la suite des attaques sur le World Trade Center, les États-Unis ne réitèreront pas la «guerre d’hommes blancs combattue par des Noirs» que fut le Vietnam, mais des soldats issus des minorités continueront d’être envoyés en Afghanistan à un nombre démesuré. Inutile de préciser que parmi ceux-ci, rares sont ceux qui atteindront des grades importants. Ajoutons aussi que ceux qui ont défendu la «démocratie» par les armes et qui en sont revenus ont rarement bénéficié des mêmes avantages que les vétérans «caucasiens»; beaucoup d’entre eux ont continué leur propre combat dans le «pays des libertés», luttant contre la pauvreté et la faim, en plus des traumatismes que la guerre leur a laissés.
Les attaques en rimes de Jay-Z pointées vers Nas ou Prodigy – l’un des deux membres de Mobb Deep, autre pilier du rap new-yorkais – dès le deuxième titre de The Blueprint, Takeover, trouvent un étrange écho dans l’opinion publique quand on la questionne à propos des attaques du 11-Septembre. Pour Jay-Z, la concurrence est envieuse de son argent, de sa capacité à gérer des business, de son style de vie; les politiques et civils américains considèrent pour une large partie, et avec un certain fanatisme patriote, que l’attentat des Twin Towers est le résultat d’une jalousie maladive envers un pays qui étale sa liberté, sa richesse et sa puissance. Des années plus tard, un autre président républicain reprendra à sa sauce ces suppositions hypocrites.
Mais quand le pays dépensera plus de 2 000 milliards de dollars pour une guerre qui durera 20 ans, on est en droit de se demander quelle infime partie de ce budget aurait suffi pour améliorer la vie des Américains issus de minorités. Pour en arriver à cette seule conclusion possible : si n’importe lequel d’entre eux était un Jay-Z, se vantant de produire et de dépenser de l’argent de façon si égoïste et flamboyante qu’elle en devient presque une arme contre le capitalisme, les États-Unis seraient réellement ce qu’ils prétendent être, le pays de toutes les libertés.
Valentin Maniglia